Vie et mort d’une statue
Beaucoup ont éprouvé de la compassion pour le visage de pierre du soldat inconnu de Béjaïa tombé au sol.
Est-ce parce que l’on s’est désormais habitués à sa laideur que l’on pleure la représentation de ce moudjahid au corps disproportionné et aux traits infâmes ? Faut-il s’offusquer de la surenchère de statues difformes dans nos villes et villages qui profanent notre mémoire collective ou, comme le suggère un sociologue, y voir un témoignage hideux d’un pays en perte de repères ?
Contacté, Abdelkrim Betache, maire d’Alger-centre maîtrisant parfaitement l’art de la com’, voit dans les statues érigées récemment dans certaines régions du pays une «atteinte» à nos héros. «Un président d’APC, dit-il, ne peut pas être spécialiste en tout. Il est essentiel de consulter les artistes ayant fait les écoles d’art pour avoir leur point de vue.
Notre Apc met un point d’honneur à faire valider les œuvres par un comité d’experts de l’Ecole des beaux-arts ainsi que par la famille du personnage représenté.» Soit. Le problème réside justement dans le fait, comme l’affirme l’enseignant et artiste Hellal Zoubir, que l’art sculptural est désormais instrumentalisé par les politiques. «Le wali devient artiste, nous sommes dans un schéma où l’art est administré par le politique.
On ne permet pas à l’artiste de partager une opinion avec le public. A la place, nous avons la perception artistique du gouvernant. Il s’agit de l’autorité politique instrumentalisé par l’art. Je crains fort que plus tard, alors que les artistes algériens n’auront pas pu donner leur point de vue, ils voudront ramener des sculpteurs étrangers», affirme-t-il, regrettant l’absence d’une nomenclature des métiers de l’art qui permette aux artistes et aux sculpteurs de gagner en visibilité et de facturer ainsi leurs œuvres comme d’autres corps de métiers.
Smaïl Zizi, sculpteur, abonde dans le même sens : «A mon avis, dit-il, pour espérer voir naître une œuvre d’art de qualité, il est impératif de créer, à chaque fois, une sérieuse et compétente commission pour le choix de l’œuvre en question. L’improvisation d’un projet décidé dans les couloirs d’une commune, juste pour faire plaisir à untel ou untel, nous porte à en subir les conséquences.
A la fin, on s’accoutume à la laideur de notre environnement et l’imagination d’un meilleur décor n’effleurera que les ‘‘âmes sensibles’’. Je dois dire que notre peuple, dans tous les cas, n’a jamais eu droit au libre arbitre pour se confronter et s’améliorer.» L’art, ou ce qui est considéré comme tel, est mis au service d’un nationalisme fleurant bon l’ancien parti unique.
«La thématique, si elle semble bloquée à l’étage de la guerre d’indépendance, au culte du martyr et à l’éthno-kitsch, elle n’est pas en soi source de laideur. On peut faire d’un monument aux morts ou d’une peinture murale revendiquant une identité des lieux de vie et de beauté urbains», précise Abdesslam Olivier Graine qui déplore, au passage, que «les commandes ne concernent jamais la mythologie, la poésie...». Rachid Sidi Boumediene, sociologue, rappelle, pour sa part, que l’Algérie traîne une longue tradition de médiocrité dans l’art urbain.
«Il y a eu, nous explique-t-il, ces tableaux où on présentait ‘‘la mère, le peuple, etc’’. Ils étaient atroces, désespérés et désespérants, prétendant exprimer des souffrances (sur lesquelles tout le monde restait discret)». Il se souvient aussi de la pression exercée par ceux qui «se prévalaient d’être des intellectuels» et qui poussaient à ce que la «culture» soit au service de la révolution.
«Dès lors, dit-il, que vous imposiez (directement ou non) une norme - ce qui est exprimable devient ce qui est à exprimer, et donc ce qui doit être exprimé (il n’y a qu’à se rappeler l’UNAP) -, il s’ensuit d’une part une manière ‘‘correcte’’ de dire et aussi des opportunismes pour arriver à de la médiocrité et certainement de la surenchère.» Celles-ci, précise-t-il, ont touché tous les domaines d’expression. Le sculpteur Olivier Graïne estime pour sa part que les «fautes de goût» constatées dans ce domaine sont inextricablement liées à la déliquescence de l’urbanisme dans notre pays (lire l’interview en page 14).
Sociologue spécialisé dans la ville et l’urbanisme, Rachid Sidi Boumediene nous explique, tout en évitant tout jugement de valeur sur ces statues considérées comme «laides» ou «kitsch», qu’il n’y a pas vraiment d’urbanisme en Algérie au sens «où la recherche de la fonctionnalité et du service rendu, le soin du détail, de l’agrément, du joli, ne rentrent pas dans une façon de voir dans l’urbanisme que l’application de règles technique d’occupation du sol (hauteur, servitudes, façades, etc.) alors que les bâtiments envisagés par le promoteur le plus important, l’Etat en l’occurrence, sont normés dans leurs contenus et de leurs dimensions».
De ce fait, il y a, précise-t-il, très peu de place pour que l’originalité trouve sa place et les projets touchent un terrain circonscrit, le contexte n’est jamais pris en compte. «Vous savez bien que le citoyen n’existe pas pour l’administration, à la rigueur un usager, et encore ! Il y a donc un décalage entre les règles que nous croyons avoir été mises en œuvre et qui nous font juger des choses alors que, possiblement, ce sont d’autre règles, écrites ou non qui ont présidé à la confection (de l’ouvrage, du bâtiment, de la fresque, etc.) Il faut d’abord décrypter ce réel pour relire les résultats et relire notre propre manière de voir qui est, pour ces incompréhensions, décalée aussi».
Pour Hellal Zoubir, la laideur fait désormais partie de notre quotidien car il y aurait, d’après son analyse, affrontement de deux concepts : d’un côté, la modernité, de l’autre l’idée qu’on se fait de l’art musulman. «Les gens, dit-il, sont habitués à des œuvres de mauvais goût car il y a un réel conflit entre l’esprit moderne et l’esprit rococo.» Il en veut pour preuve les fauteuils style Louis XIV vus sur les plateaux de l’émission télévisée ‘‘Alhan wa Chabab’’ ou dans les cérémonies officielles. «A travers le marbre et le clinquant, constate-t-il, on croit reproduire l’image de la modernité.
A l’exemple des maisons de la Culture qui ressemblent à des palais dans lesquelles il est difficile d’exposer et d’y diffuser de l’art. Cela démontre toute la contradiction de ces lieux, frappés par la folie des grandeurs, alors qu’ils sont censés être fréquentés par la jeunesse pour y consommer de l’art.» En clair, on reproduit l’idée selon laquelle l’art serait destiné uniquement à la grande bourgeoisie.
La surenchère de ces statues en résine dorée aura eu le mérite de réveiller les citoyens de leur indifférence, donnant à réfléchir sur la sentence d’un célèbre cinéaste : «Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art».