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Dans son nouvel essai, Naomi Klein raconte le vertige de son identité floutée 

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Sigmund Freud a mis en lumière ce processus étrange selon lequel une personne confrontée à son double devient étrangère à elle-même. Jusqu’à se dissoudre et s’effacer sous le poids d’une ombre dévorante. La littérature, de Stevenson (L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde) à Fiodor Dostoïevski (Le Double) et Philip Roth (Opération Shylock), s’est souvent intéressée à ce moi obscur, à cet “anti-moi” qui mine une identité. C’est cette expérience d’une confrontation avec un double quasi maléfique qu’a traversée l’essayiste Naomi Klein, autrice-phare de l’agit-prop anticapitaliste des vingt-cinq dernières années (No Logo, La Stratégie du choc, Plan B pour la planète – Le New Deal vert…).

Confondue durant des années avec une autre Naomi, qui comme elle a des cheveux bruns et écrit des livres engagés contre le pouvoir des élites, Naomi Klein est devenue aux yeux peu perspicaces de lecteur·rices et d’internautes Naomi Wolf, dont rien de substantiel, pourtant, ne pouvait l’en rapprocher. Car si Naomi Wolf fut un porte-étendard du féminisme des années 1990, ses récentes dérives fantasques, conspirationnistes et antivax au moment du Covid l’ont amenée peu à peu vers l’extrême droite de Steve Bannon.

Trop d’idées les opposaient donc, mais rien n’y faisait : les deux Naomi ne faisaient qu’une sur les réseaux sociaux. “J’étais devenue spectatrice de ma propre vie. En d’autres termes, j’étais bel et bien en train de disparaître”, écrit Naomi Klein, dont l’essai, introspectif et labyrinthique, tente d’éclairer cette épreuve et d’en tirer des enseignements existentiels et politiques. “Être régulièrement confondue avec une autre a quelque chose d’humiliant. Cela révèle combien nous sommes interchangeables, voire oubliables, reconnaît-elle. Suis-je celle que je pense être, ou celle que les autres perçoivent ? Et s’il y a suffisamment de monde pour voir quelqu’un d’autre en moi, qui suis-je ?”

“Au bout du compte, cette scrutation m’a aidée à mieux me connaître”

Né de cette inquiétude même, le premier enjeu du livre tient à sa volonté d’affirmer tout ce qui l’oppose à son double, en rappelant qu’elle est une femme de gauche qui combat “la destruction par le capital de nos corps, de nos structures démocratiques et des systèmes vivants dont dépend notre existence collective”, alors que Naomi Wolf “fait partie de ces progressistes qui n’ont jamais critiqué le capital”. Mais l’autre enjeu, plus subtil, consubstantiel au récit des combats politiques qui l’occupent depuis trente ans, repose sur une réflexion sur le double qui structure à la fois les psychés individuelles et la société (l’État fasciste, inséparable jumeau des démocraties occidentales libérales, par exemple).

Si le double, que Naomi Klein appelle “le monde miroir”, provoque forcément un vertige, il conduit aussi à “un processus de détachement de soi”. “Au bout du compte, cette scrutation m’a aidée à mieux me connaître, mais aussi, curieusement, à mieux appréhender les systèmes et les dynamiques dans lesquels nous sommes tous empêtrés”, reconnaît Naomi Klein, grandie d’avoir connu son double. Son autodéfense, consistant à reprendre possession de son identité, conduit étrangement à une libération personnelle, comme si soigner sa réputation valait moins que l’activation d’une pensée, d’un souci de soi laissant à distance le regard flou des autres. Tenant à ce qu’elle croit, Naomi Klein a ainsi échappé au loup (Wolf), son miroir brisé plus qu’inversé.

Le Double – Voyage dans le monde miroir de Naomi Klein (Actes Sud/“Questions de société”), traduit de l’anglais (Canada) par Cédric Weis, 496 p., 24,80 €. En librairie le 2 octobre.