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Florent Marchet signe le roman émouvant d’une génération, entretien avec l’auteur-musicien

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C’est à la fin de notre conversation qu’il le dit : il vit dans l’angoisse de perdre la mémoire. C’est sans doute une clef pour comprendre ce qui constitue la singularité de l’écriture de Florent Marchet : cette attention aux petits détails de la vie, comme une tentative de conserver intact ce qui risque de disparaître – ainsi ce nouveau roman, baigné de mélancolie. 

Marchet est un personnage atypique dans le paysage littéraire français. Auteur-compositeur-interprète, il a commencé sa carrière dans les années 2000 avec son album Gargilesse, en a réalisé d’autres depuis, dont deux avec l’écrivain Arnaud Cathrine, et composé des musiques de films. L’Admiration est son deuxième roman, après Le Monde du vivant (Stock 2020). Ces différents aspects de son travail ne sont pas totalement séparés, car ses albums ont une dimension narrative. Quand on lui téléphone pour tenter de comprendre comment tout ceci s’articule, il reconnaît :“J’ai toujours eu envie d’entrer dans quelque chose de romanesque. Peut-être que je me suis d’abord tourné vers la chanson parce que je ne me sentais pas autorisé à écrire des romans. Puis je m’y suis senti un peu à l’étroit”. 

Être une femme augmente la difficulté

L’admiration ne se déroule pas dans le milieu de la musique mais dans celui du stand-up, “pour son côté artisanal”, explique-t-il. Le roman suit la trajectoire de Bastien, jeune provincial encore au collège au début du livre quand il croise Nadia Viper, humoriste qui vient jouer dans son village et change sa vie. Le jeune homme va monter à Paris, découvrir le monde du spectacle vivant, s’y faire une place. La jeune femme subit la dureté de ce milieu, court le cachet, participe à des émissions ineptes, boit beaucoup pour se donner du courage. Marchet sait s’approcher au plus près de ses personnages, ne jamais les juger ni les caricaturer – Bastien n’a rien d’un Rastignac. On sent l’auteur particulièrement touché par Nadia : “J’ai écrit en ayant l’impression de la serrer dans mes bras durant tout le roman”, confie-t-il.

Et quand on l’interroge sur cette volonté d’attirer l’attention sur la situation d’une jeune femme, il répond : “J’ai pu observer dans mon métier de musicien que les filles subissaient beaucoup plus de mépris. Quand une musicienne arrive sur scène avec sa guitare et son ampli, tout de suite un technicien va lui demander s’il doit faire le réglage pour elle, comme si elle ne savait pas jouer. C’est déjà difficile d’être artiste, être une femme augmente la difficulté. Et l’humour est un milieu complètement géré par les hommes”.

Des artistes entre la dégringolade et le succès

En cela, L’Admiration n’est pas seulement un texte intime mais aborde plusieurs questions sociétales et politiques, en particulier la fragilité des conditions de vie des intermittent·es du spectacle. “Le personnage de Nadia est né de plusieurs artistes que j’ai croisés plus jeune, qui étaient toujours à mi-chemin entre la dégringolade et le succès. On regarde toujours ce milieu du spectacle vivant à travers ceux qui ont du succès, mais c’est la partie visible de l’iceberg. La grande majorité vivote éternellement. Beaucoup de chanteurs, comédiens ou humoristes passent leur vie dans de petits cafés-théâtres, à espérer. On peut toujours se dire que du jour au lendemain quelque chose d’incroyable va arriver ”. 

Pour le personnage de Bastien, on imagine que l’auteur (né à Bourges en 1975) a puisé dans ses propres souvenirs. “Je me suis fortement inspiré de mon adolescence, reconnaît-il.  Mes parents avaient repris une salle des fêtes à l’abandon et faisaient venir dans les années 1970 et 1980 des artistes qui étaient soit émergents, soit sur une pente descendante. Et comme il n’y avait pas d’hôtel dans le village et que de toute façon l’association qu’avaient montée mes parents n’avait pas de moyens, ils dormaient à la maison. Très tôt ça a été une vraie révélation pour moi. Je n’aimais pas trop le monde des adultes, et avec eux qui avaient une grande liberté, une fantaisie, j’ai découvert un nouveau continent. J’ai voulu raconter en partie cette histoire-là ”. Comme Bastien, Florent Marchet a un jour quitté son Berry natal pour vivre à Paris : “C’était la seule façon de pouvoir vivre de ma musique. Mais je voulais en vivre sans faire de compromis. À Paris j’ai vu des jeunes qui connaissaient la notion de réseau, avaient conscience qu’il fallait connaître un tel ou un tel. Moi j’aimais la vie de bohème, écrire et faire de la musique. J’avais une vision idéaliste que je n’ai pas perdue”.   

Au-delà des trajectoires de Bastien et Nadia, ce livre est aussi le roman d’une génération, celui de la fin d’une époque et d’un siècle. Des années 1980 jusqu’à 2017, l’auteur a su documenter le passage du temps. Florent Marchet a ainsi sorti de l’oubli toutes sortes de menus détails de nos vies quotidiennes d’alors. De vieilles émissions surgissent, la peur du bug de l’an 2000 revient dans nos mémoires, on suit la gentrification de certains quartiers parisiens. “Écrire, nous dit Florent Marchet. Ce n’est pas seulement se souvenir, c’est revivre”. 

L’Admiration, de Florent Marchet (Stock), 262 p., 20,90 €. En librairie.