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Syqlone : “Là où l’identité arabe est attaquée, moi je la brandis”

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Sarah, alias Syqlone, façonne de ses mains un genre qui lui est propre, fusionnant bass music et sonorités arabes. Elle vient de sortir “Amon The CEO”, double single comprenant les titres “Mutation” et “Squallcorp”, chez Gros:Œuvre Records. De quoi renouer avec ses racines marocaines et dire “Fuck you les fachos”. Rencontre.

Tu fais ce que tu appelles du cyber-chaâbi”, un sous-genre de musique électronique que tu désignes ainsi. Qu’est-ce que cela signifie pour toi ?

Syqlone – Je ne sais pas s’il y a une théorie, mais quand tu composes, il y a des concepts qui sortent, des réflexions qui naissent sur la manière dont tu procèdes. Avant de faire de la musique, je ne me sentais pas bien dans l’univers artistique, parce que je ne me sentais pas libre. Il fallait donc faire une musique pour dire : “Fuck off tout le monde !” Au début de mon projet, j’axais beaucoup sur le fait de retrouver ses racines culturelles, pour prendre une revanche sur mon histoire d’enfant d’immigrés, qui a vécu l’islamophobie fois 1000 à Cherbourg. Mon idée, c’était d’arriver et dire : “Fuck you les fachos ! Je suis une arabe, je fais de la musique arabe. Vous pouvez vous moquer de cette musique, j’en ai rien à foutre.” Donc il y avait cette envie d’aller vers ma culture maternelle, et ce qui m’intéressait dans le terme “chaâbi”, c’était sa signification : “populaire”. À la base, le chaâbi [genre musical nord-africain] se construisait à l’encontre des musiques d’élite et bourgeoises. J’appelle ma musique comme ça, parce que je veux créer un moment de fête où les gens se rassemblent malgré leurs différences. Et aussi parce que le nom de famille de ma mère provient de ce mot [rires] !

Tu dis vouloir renouer avec ta culture maternelle. Est-ce que ce sont tes proches qui t’ont transmis cette sensibilité artistique, justement ?

Quand ma famille a su que je faisais de la musique, ils m’ont envoyé des instruments. Ils ne m’ont jamais vu en concert, à part une fois ma mère, même si je crois que c’est pas son délire [rires] ! Au Maroc, ils n’ont pas la même culture de la musique : il n’y a pas l’idéalisation de l’artiste comme ici, où on le place sur un piédestal. Là-bas, la musique, tu en joues pendant les fêtes, les célébrations… Tout le monde en fait, ce n’est pas un truc spécial du tout ! Je trouve ça très bien comme mentalité, tu n’es plus rien, ça te humble de fou dans ta position d’artiste. Tout le monde est 1000 fois meilleur que moi aux percus, même sur une table. Ça, tu pourras le demander à tous les Maghrébins : on est tous des machines aux percus. Ce n’est pas quelque chose qu’on apprend, c’est quelque chose qu’on voit et qu’on expérimente. Ce n’est pas un mode de transmission “prof/élève” comme ici. Juste tu te fais chier pendant les mariages, donc tu tapes sur la table.

Tu parles de l’identité amazighe [peuple d’Afrique du Nord] comme d’une identité politique : en quoi l’est-elle ?

Ce genre de débat, de l’amazighité ou l’arabité des Maghrébins, est toujours en cours. Moi, je parle darija, l’arabe marocain, mais je ne parle pas la langue amazighe. Alors, en tant que marocain, il faut aussi accepter le fait qu’il y ait deux cultures qui cheminent ton existence : l’une arabe, l’autre amazighe. D’autant plus lorsque tu es de la diaspora marocaine, et que tu es donc occidental. Ce croisement amazigh-arabe prend encore une autre ampleur. Je ne suis pas en train de faire un travail d’archiviste, je fais un travail de militantisme. Là où l’identité arabe est attaquée, moi je vais la brandir. C’est hyper compliqué en tant que musicienne, parce que tu te bats contre plein de gens : contre les fafs, contre les gens qui te fétichisent… Et quand tu arrives sur scène, tout le monde s’attend à ce que tu fasses de la musique arabe. Sauf que moi, je fais de la bass.

Les gens étaient choqués. J’étais tout le temps dans la fosse, par exemple

Pourquoi avoir commencé à jouer sous le nom de Syqlone ?

Le projet est né il y a deux ans et demi. Je l’ai fait, parce que je me sentais hyper seule musicalement. Avant, j’étais dans un autre groupe qui s’appelait OK Plague, c’était de l’électro-punk et on s’inscrivait dans le mouvement breakcore américain-canadien. C’était plus : tu vas dans des caves, tu fais de la musique punk avec beaucoup d’électro et une batterie, en essayant de revenir à un truc très punk de défouloir cathartique. Toute la DA était autour du cirque, des clowns, de l’inversion des positions de pouvoir. Je m’habillais en roi, on foutait des têtes de Zemmour sur des gens, et on se tapait… Sur la scène des musiques actuelles françaises, ça n’existe pas. On était des gros weirdos ! Machine Girl, The Garden, ce sont des groupes qui font sold out quand ils viennent en France, du coup ça veut quand même dire qu’il y a une demande du public de cette esthétique. Mais généralement, nous, on ne savait pas où nous programmer, ni dans quel genre nous classer : métal, punk, électro… Les gens étaient choqués. J’étais tout le temps dans la fosse par exemple, c’est très anglo-saxon comme rapport au public. En France, on reste sur la scène et on propose quelque chose, on convainc le public. Ce qu’on proposait, nous, c’était un moment de partage, et finalement, la musique, on s’en foutait un peu.

Comment t’es-tu initiée à la musique ?

J’ai fait du violon pendant 12 ans, et j’étais très mauvaise ! Je n’arrêtais pas de faire des quarts de ton, des syncopes, ça rendait fou mon prof. À ce moment-là, je me suis rendu compte que la musique occidentale est ultra-rationnelle, elle ne laisse aucune place à la liberté. C’est du 4/4 [mesure à 4 temps], et même quand c’est arythmique, il faut compter mathématiquement, alors que moi, j’étais attirée vers des musiques un peu plus libres au niveau du tempo, des mesures… À la fin, mon prof me faisait jouer du klezmer [musique instrumentale pratiquée dans les communautés juives ashkénazes] et du jazz, vu qu’il ne savait pas quoi faire de moi. Je n’aimais pas cet instrument, mais j’ai un peu commencé à jouer du chaâbi au violon récemment, et je l’utilise pas mal pour mes productions, je fais des orchestres. J’enregistre 55 pistes de violon, et ça me fait un ensemble de cordes. Ça, je trouve ça cool, j’ai l’impression d’être à la Philharmonie de Paris ! Ou d’être Hans Zimmer [rires]

Que te reste-t-il de cette première approche musicale, assez conventionnelle ?

Je pense que le fait d’écouter tout le temps des musiques symphoniques au conservatoire m’a énormément influencée. Ça te forme. Par contre, je n’utilise rien du solfège dans ce que je fais. Dans les morceaux que je vais sortir, il y a beaucoup d’arrangements orchestraux. Ça sera donc une bass avec des ensembles de cordes. Je ne crois pas en avoir beaucoup entendu.

Comment façonnes-tu ta musique, justement ? 

Des fois, je vais chercher des rythmes, je les redécoupe… Je ne suis pas fidèle aux œuvres passées : je ne cherche pas dans les archives sonores de l’INA, je trouve ça sur TikTok et Instagram. Je regarde ce que font les gens maintenant, ma musique est hyper actuelle. C’est un travail sur la culture de maintenant, de la diaspora de maintenant, ici en France. Je ne prétends pas du tout représenter la culture marocaine au Maroc. Par contre, je pense que je peux être un instrument pour les gens qui ont des parents immigrés et qui ont vécu ici toute leur vie. L’identité maghrébine n’est vraiment pas facile à déterminer. Il y a beaucoup de questions à développer à propos de ce que ça dit socialement et politiquement. Je fais de l’art, donc évidemment que je suis une voix qui témoigne du fait qu’on soit fucked up.

Le problème, c’est qu’on n’arrive pas à voir que quand on est racisés, on peut ne pas incarner sa culture des fois

As-tu la sensation de porter une voix, en tant qu’artiste, qui n’est habituellement pas audible ?

Tu vois, moi je suis bizarre, donc je fais de la musique bizarre. J’aime bien le raï, mais je n’irai pas jusqu’à en faire. Et c’est vrai que lorsque tu es une musicienne marocaine, maghrébine, on va te faire jouer sur des line up dits de “world music” – il y a des guillemets de partout avec cette expression. Alors que moi, je fais de la bass, les gars ! Ils s’attendent à écouter de la musique marocaine, alors quand j’arrive sur scène, c’est une véritable agression [rires] ! Le problème, peut-être, c’est qu’on n’arrive pas à voir que quand on est racisés, on peut ne pas incarner sa culture des fois. Je ne la renie pas, mais je ne correspond pas à ses clichés : je ne suis pas là avec des bendirs [instruments à percussion nord-africains] à jouer de la musique traditionnelle… Je suis habillée en cuir, je fais du dark club qui défonce les oreilles à 174 BPM, je suis une culture pas trad du tout.

Pourquoi avoir nommé l’un de tes deux nouveaux singles “Mutation” ? 

C’est mon manifeste. Il s’adresse aux “êtres mutants” de cette société, les citoyens weirdos qui ne rentrent pas dans les cases, alors même qu’ils sont au centre de ce système. Ce sont justement les anomalies qui vont le faire imploser. Les paroles du morceau sont : “I’m invisible / Until I drop the bomb / You don’t want me like a friend.” En gros, tout ce qui ne rentre pas dans les cases est invisible dans le système. J’ai l’impression que beaucoup de gens sont en train d’imaginer de nouvelles formes de création, d’entités… Mais pour moi, ils restent invisibles tant qu’ils n’ont pas revendiqué un droit. Tu le vois avec la Palestine : c’était très tabou avant les événements d’octobre. Dès que tu en parlais, on te suspectait d’être antisémite. J’en ai déjà fait les frais. Pareil avec les événements autour du cas de Naël : les jeunes sont descendus dans la rue, alors on a commencé à les entendre. Pareil pour les femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles : tant qu’elles ne faisaient pas la grève, tout le monde s’en foutait. C’est toujours dans des moments comme ça qu’on se rend compte que les gens souffrent. Le reste du temps, ils sont invisibles. Ils sont dans les Uber, à la caisse, ils font le ménage des toilettes… Ils meurent dans le silence.

Tu avais fait la première partie des Psychotic Monks cet hiver, lors de leur concert parisien à la Gaîté Lyrique dédié à la cause palestinienne. Le groupe aussi aime expérimenter musicalement, ne pas forcément s’enfermer dans tel ou tel genre malgré une identité punk manifeste… et suit de près ce que tu fais. Imagines-tu un virage noise, dans le futur ? 

Je les aime trop, on est trop potes. C’est eux qui sont en train de venir vers ma musique : ils sont en train d’arriver vers l’électro ! Je ne pense pas les avoir influencés, je pense que ça feat avec le type de discours, parce que l’électro est une musique tellement libre. Tu peux le faire tout seul dans ta chambre avec un logiciel craqué. Alors, que tu sois une personne solitaire, handicapée ou je ne sais quoi, tu peux le faire. C’est pour ça que l’électro est la musique où il y a le plus de gens socialement marginalisés, selon moi. Elle est traversée de plein de discours de gauche, d’extrême gauche, donc ça ne m’étonne pas du tout que les Monks arrivent vers ce genre de musique. Ils me plaisent, mais je ne suis pas très rock noise [rires] !

Les gens ont besoin d’une pause pour continuer à lutter, boycotter, manifester

Comment continuer à jouer et composer par les temps qui courent ?

On est tous mal. Faire de la musique dans ce contexte-là, c’est particulier. Ces derniers temps, il y a eu certains concerts où j’étais en dissociation… Je n’aime pas trop voir les gens danser, ça me trigger. Au début, c’était dur, mais maintenant, je me dis que c’est bien qu’ils se défoulent. Ils ont besoin d’une pause pour continuer à lutter, boycotter, manifester. Alors, à la fin de mes concerts, je redirige le public vers des cagnottes. Récemment, j’en parrainais une pour aider les Palestiniens à sortir de Gaza. J’appelle à donner, à se mobiliser, à bloquer les lieux de travail. Mais l’espace de la salle de concert est avant tout un lieu de soin, de pause. Les gens y reprennent des forces. Après, c’est dans la rue que ça se passe.