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[Que relire cet été ?] “Flush : une biographie” de Virginia Woolf, le choix de Laure Murat

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À l’occasion de la parution en poche de son enquête “Relire”, l’autrice et historienne nous raconte les relectures qui accompagneront son été.

Le principe de répétition m’a toujours intéressée. Dans le sens large de réitération, aussi bien que dans le sens plus étroit de répétition musicale, par exemple. Les gens qui se répètent ne m’ennuient pas : ils disent quelque chose de leurs hantises – et jamais de la même façon. Pour couronner le tout, je suis même une adepte enthousiaste du comique de répétition. Mais oui.

Pour autant, je ne suis pas une relectrice. Je ferai toujours passer une découverte – et il y en a tant qui m’attendent – avant une relecture. C’est sans doute parce que cette pratique m’est étrangère que j’ai décidé d’y consacrer une enquête, fondée sur une centaine d’entretiens avec des relecteurs et des relectrices, pour comprendre et élucider cette drôle d’obsession [Relire. Enquête sur une passion littéraire, Flammarion, 2015, rééd. “Champs essais”, 2024]. Étrangère, d’ailleurs, n’est pas le mot exact : en tant que professeure de littérature, je passe mon temps à relire les textes que je mets au programme, Flaubert, Hugo, Sand, Duras, Ernaux, etc. Et à chaque fois j’y découvre autre chose, ce qui est une raison suffisante pour faire l’éloge de la relecture.

Cela est vrai du seul auteur que je relise pour mon plaisir, régulièrement et avec entêtement : Proust. J’ai lu À la Recherche du temps perdu quatre fois dans son intégralité, ce qui est un chiffre modeste en regard de celles et ceux qui le relisent tous les étés. Je relis des passages de son œuvre tout au long de l’année, j’y reviens sans cesse. C’est ma boussole, mon phare, ma consolation à tous les maux de la terre. Lire Proust – car je ne crois pas, au fond, à la re-lecture en soi, chaque lecture étant neuve en réalité –, c’est, pour moi, voir la lumière à chaque fois et, partant, reprendre espoir. Ma dernière lecture intégrale de la Recherche datant de 2022, je ne vais pas m’y remettre tout de suite.

Alors, quid de cet été ? Parce que je travaille en ce moment sur la question animale, sujet qui me taraude et m’enlève le sommeil, j’ai établi une liste de livres essentiellement composée de nouveautés (dont les œuvres complètes de la philosophe Florence Burgat, entre autres, dont je découvre tardivement le formidable travail), où figurent néanmoins des livres que j’ai lus il y a très longtemps : Croc-Blanc et L’Appel de la forêt de Jack London, et Flush : une biographie de Virginia Woolf.

Des deux premiers, j’ai un souvenir d’enfant, très vague. Mais je me réjouis de me replonger dans l’œuvre de Jack London, écrivain magistral dont Martin Eden m’avait transportée – et pourtant, je ne l’ai jamais relu… Flush : une biographie est une merveille. On oublie souvent de mentionner la deuxième partie du titre. Or si Virginia Woolf a tenu à préciser une biographie – comme d’ailleurs dans Orlando : une biographie –, ce n’est pas pour rien. J’y vois une réponse par la fiction, autant qu’un pied-de-nez, à la terrible figure de son père, Sir Leslie Stephen, premier éditeur du Dictionary of National Biography.

Ici, pas de date de naissance ou de mort, pas d’énumération d’actions notables, pas de références savantes. Cette histoire du cocker de la poétesse Elizabeth Barrett Browning est un petit livre à hauteur de truffe, ébouriffant, vif, intelligent, et comme toujours avec Virginia Woolf, sans prétention. Flush passe le plus clair de son temps au pied du lit de sa maîtresse, à rêvasser, lorsqu’il ne regarde pas d’un œil torve le fiancé qui deviendra bientôt le mari de celle qu’il garde jalousement.

J’ai hâte de me replonger dans le passage poignant où Flush se fait enlever dans le Londres sordide par une bande organisée qui rackette des propriétaires riches et éploré·es. On y sent les frissons avant-coureurs du Whitechapel de Jack l’Éventreur, que Virginia Woolf a forcément en tête lorsqu’elle décrit le taudis où étaient entassées les pauvres bêtes kidnappées, maltraitées, malnutries et terrorisées. L’autrice en profite pour élaborer toute une discussion entre Elizabeth Barrett Browning et son mari sur l’attitude à adopter face aux maîtres-chanteurs qui, dans ma mémoire, est un modèle d’argumentation dialectique. Au risque de divulgâcher un passage important, je ressens le besoin de rassurer les âmes sensibles : Flush s’en sortira.

La première fois que j’ai lu Flush : une biographie, c’était en français. Je devais avoir une vingtaine d’années. C’était l’époque où je lisais tout de Woolf, d’Un lieu à soi aux Vagues. Le seul de ses livres que j’ai lu en anglais est Mrs Dalloway, bonheur sans mélange, alors que je commençais à mieux maîtriser la langue de la perfide Albion. Vais-je relire Flush, cette fois dans la langue originale ? Et dans ce cas, sera-ce une vraie relecture ? Laure Murat

Flush de Virginia Woolf (Folio), traduit de l’anglais par Catherine Bernard, 144 p., 2 ou 3 . En librairie.