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Март
2017

«Nous assistons au retour brutal de pouvoirs autoritaires»

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Après le Brexit et l’élection de Donald Trump aux USA, la montée des nationalisme en Europe. Au Moyen-orient, l’enlisement conduit vers les pires scénarios, pendant que l’Afrique du Nord est constamment menacée par les convulsions du Sahel et le bourbier libyen. Des points chauds qui remodèlent les grands équilibres géostratégiques mondiaux, décryptés dans cette interview par le stratégiste français, Jean Dufourcq. Ancien contre-amiral, M. Dufourcq estime que «partout la mondialisation plafonne, avec un retour violent du local, une manifestation forte de la géopolitique profonde des peuples, accompagnée de la promotion d’une forme d’autoritarisme politique».
Après des années de globalisation continue de la planète, beaucoup pensent que la mondialisation marque une pause, voire un reflux. Qu’en pensez-vous ?

Si je regarde les choses en face, voilà ce que j’observe : nous sommes 7,3 milliards d’habitants sur la planète. La guerre froide a pris fin il y a 25 ans, c’est déjà loin, le temps d’une génération. Nous affrontons trois défis majeurs : une tempête démographique (la planète se remplit), une forte exigence écologique (y en aura-t-il assez pour tous ?) et une croissance qui piétine.

L’économie mondiale s’essouffle. Pour y faire face, nous utilisons encore un logiciel qui se veut universel : un Etat modeste qui arbitre, une démocratie parlementaire qui légitime et encadre, une économie libérale qui propulse vers la prospérité. Mais cette formule qui a permis hier le miracle occidental ne marche plus.

De la tour d’ivoire parisienne ou algéroise, on note des crises à répétition de plus en plus graves et qui nous touchent de plein fouet : crise économique, sociale, politique, religieuse, crise des réfugiés, crise du terrorisme, de la criminalité, héritage corrosif des empires… Nous vivons une sorte de fin de cycle, un moment d’incertitude majeure. La mondialisation n’est ni heureuse ni vertueuse. L’équilibre espéré n’est pas au rendez-vous et la précarité domine.

Vous avez dit que l’année 2016 avait été l’année du grand tournant. Expliquez-nous pourquoi...

La grande glissade stratégique a été amorcée en 2008 avec la crise financière majeure née aux Etats-Unis. La croissance ralentissait, les accidents de globalisation économique se multipliaient ; les prémisses s’accumulaient : puissances émergentes regroupées dans la diagonale critique des Brics, «printemps» arabes, révolutions «de couleur», échecs du Grand Moyen-Orient et de la modernisation arabe, «dégagements rapides» des régimes autoritaires corrompus, guerre à mort contre l’Etat islamique terroriste, effondrement des cours du baril de pétrole, multiplication de points chauds, avec partout des orages de violence. Le monde gris manifestait sa puissance et son ambition et défiait les Etats. Tout cela s’est conclu par un virage brutal en 2016 avec des changements décisifs et des points de non-retour : Brexit, élection américaine, retournement d’alliances multiples (de la Turquie aux Philippines), numérisation de la vie politique avec attaques info et cyber…

Face à ces évolutions brutales, quel est votre diagnostic ?

Partout la mondialisation plafonne, avec un retour violent du local, une manifestation forte de la géopolitique profonde des peuples accompagnée de la promotion d’une forme d’autoritarisme politique suscité par la défense résolue et prioritaire des intérêts des peuples.

On y voit une réaction populiste à une globalisation pourtant inéluctable et postulée à terme bénéfique pour tous. Ce n’est pas si simple, ce n’est pas une crise de croissance de la planète. C’est pour moi quelque chose de plus central qui conduit au tassement de la globalisation. Celle-ci a en effet suscité un système profond interne, hors sol, déterritorialisé, transversal, puissant, qui s’est affranchi des règles et des projets collectifs, des systèmes nationaux pour promouvoir ce qui unit entre eux de multiples acteurs cachés, le pouvoir et l’argent.
Du fait de sa structure et de sa finalité, ce système n’a pas hésité à composer avec les mondes mafieux et les organisations criminelles. Hier, l’idéologie révolutionnaire avait inspiré une internationale triomphante ; aujourd’hui, le capitalisme financiarisé produit un système profond de pouvoir masqué, réparti et prédateur. Sur son chemin, il trouve bien souvent des Etats gênants. Et ce qu’on a observé en 2016, c’est la révolte des peuples profonds contre ce système profond.

Va-t-on vers un nouvel équilibre ?

Je pense qu’une nouvelle bipolarité s’installe avec deux effets combinés qui dessinent une grammaire stratégique nouvelle, qui fait sortir le monde du brouillard 25 ans après la guerre froide. Premier effet : une cogestion du développement de la planète du monde à la fois par la société des Etats et par le système gris de multiples opérateurs transversaux enkystés dans la société mondiale qui défendent leurs profits et imposent leurs pouvoirs. Deuxième effet : une gouvernance étatique de plus en plus à l’étroit entre des médias et des marchés prescripteurs, nouvelles bourgeoisies qui confinent le politique dans une sphère très étroite. Les marges de manœuvre des Etats s’amenuisent jusqu’à la limite élastique que leur assignent les peuples profonds qui réagissent lorsque leur identité est trop négligée et leurs intérêts bafoués. Cette dialectique de l’impuissance relative d’une démocratie essoufflée face à de fortes oligarchies cartelisées à la légitimité autoproclamée domine les équations stratégiques actuelles.

Est-ce que cela ne va pas favoriser les pouvoirs durs et les empires ?

On assiste en effet au retour brutal de pouvoirs autoritaires que plébiscitent des peuples à la longue histoire politique. Ils se sont mis récemment à résister à tous les systèmes qui, pour les enrôler, négligent leurs intérêts ou leurs besoins directs. Les nations se dressent ainsi contre leurs Etats quand ils sont contrôlés par des systèmes intérieurs ou extérieurs. De là viennent peut-être les succès populaires de Vladimir Poutine, de Xi Jining ou de Donald Trump, tous adeptes de la mise au pas des systèmes profonds qui veulent contrôler les Etats par la corruption sous toutes ses formes. D’où ces opérations de déstabilisation multiples, «révolutions de couleur», «WikiLeaks», guerres médiatiques, guerres monétaires, guerres cyber…

Ainsi l’actuelle guérilla menée par le système profond américain contre le président américain en exercice, d’où la crise politique française pour le pouvoir. La lutte engagée entre les peuples profonds et les systèmes profonds est dopée par l’arrivée à maturité dans la boîte à outils de la conflictualité de capacités inédites offertes par la révolution numérique en cours, l’intelligence artificielle et dont les GAFA et leurs rivaux chinois sont les laboratoires. Cette tension d’un type révolutionnaire nouveau affecte profondément la démocratie là où elle est établie et la dévalorise là où elle cherche à s’installer.

Elle semble dresser les peuples non contre leurs élites, mais contre les différentes formes d’oligarchies qui accaparent ou confinent les Etats en contrôlant leurs pouvoirs régaliens, argent, justice, sécurité, vérité, sens… Sous l’effet de cette cohabitation perverse entre systèmes gris et Etats, c’est l’hétérogénéité qui se développe dans une planète qui renonce au modèle unique étatique que promettait cette mondialisation vertueuse qu’avait préparée la Charte des Nations unies et avant elle le système westphalien.

Comment cela se traduit-il dans notre région ?

Si l’on se concentre sur la cuvette de la Méditerranée occidentale, objet de l’attention permanente des Algériens comme des Français, on constate que cette «Médoc» est entourée, cernée, de points chauds. Au Nord, on observe une disqualification de l’Union européenne que les peuples ont globalement récusée comme expression d’un système profond incarné par la Commission européenne. Après le symptôme de la crise grecque, le Brexit l’a exprimé brutalement. On note aussi la disqualification de l’OTAN, écartelée par les questions du voisinage sociopolitique entre Russie et Ukraine. On observe enfin des crises politiques majeures en Italie, Espagne et France qui fragilisent les uns après les autres les systèmes qui ignorent les peuples.

A l’Est, des foyers de crise grave en Syrie, Irak, Egypte, Yémen, liés au choc des systèmes politiques de l’Islam radical avec des sociétés organisées par des pouvoirs militaires ou autoritaires à dérive dynastique et en connivence avec le système profond, qui cogèrent avec Israël le vieux problème palestinien qui a ses clés dans des systèmes transversaux lointains. Au Sud, en Libye, au Tchad, au Niger, au Mali, dans le Sahel, une cogestion dangereuse entre des Etats fragiles et des transversales mafieuses, tribales, radicales, sans équilibre en vue…

Vous centrez vous travaux sur cette région ; quels sont les enjeux pour la France et l’Algérie ?

Comme beaucoup, je vois le monde changer plus rapidement que jamais. J’essaie d’évaluer les forces à l’œuvre, de voir comment elles se composent, quelles alliances se font et se défont, d’imaginer quelle stabilité est possible, et quelles sont les conditions d’un développement stabilisé et durable. Ça, c’est le vrai travail du stratégiste. Pour nos deux pays, les questions communes sont bien évidemment d’abord la sécurité publique, ensuite la formation et l’emploi des jeunes, et enfin l’équilibre à trouver dans nos sociétés entre les pratiques politiques, sociales et religieuses. J’ajouterai que je suis très attentif comme Français à la combinaison à établir entre nos perspectives européennes, méditerranéennes et mondiales. Comme je suppose que les stratégistes algériens le sont à l’articulation entre les questions maghrébines, méditerranéennes et africaines.

Que faire dans ce monde en marche qui semble régresser et se morceler ?

Dans un tel état du monde, c’est d’abord à son entourage immédiat qu’il faut penser : en recherchant des règles de bon voisinage concerté et structuré par l’identification d’intérêts communs régionaux lucidement évalués et ardemment promus et défendus. Pour cela, il faut trouver comment réconcilier les peuples profonds avec les systèmes profonds en assurant la composition d’identités stratégiques régionales complémentaires.

Pour la France et l’Algérie, et plus généralement pour l’Europe du sud, latine, et pour le Maghreb central, arabo-berbère, c’est l’obligation commune de tenter de résoudre par eux-mêmes les défis qui les affectent, migrations de crise, narcotrafics, radicalisme islamiste, mal-développement. C’est aussi la nécessité de se liguer pour en finir avec les questions héritées de la décolonisation du voisinage sahélien.