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Август
2016

Shakespeare, un phare pour l'Europe à l'heure du Brexit

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Voici que les éditions Gallimard publient les tomes 2 et 3 des Comédies de William Shakespeare sous la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Vernet. Ils constituent les vol. VII et VII de l'Œuvre Complète et achèvent la publication bilingue du théâtre de Shakespeare. L'album Shakespeare publié ce printemps est signé par Denis Podalidès. Dans le même temps Grasset publie Macbeth dans la traduction fameuse de Marcel Schwob (Cahiers rouges) et le Hamlet le vrai, plagiat ou reconstitution de talent signé Gérard Mordillat.

Il ne s'agit pas ici de "rendre compte" de tant de chefs-d'œuvre après tant d'illustres auteurs, écrivains, philosophes qui ont parlé, commenté Shakespeare. Il s'agit de saluer un travail monumental et d'autant plus important qu'il livre dans son intégralité le texte original du dramaturge. Les textes des pièces les plus célèbres ou méconnues gagnent donc dans cette édition et par l'apport de l'anglais originel et par le travail remarquable des exégètes de l'œuvre shakespearienne qui font ici une œuvre importante, qui sera étudiée au moins durant cinquante ans, voire davantage. Il y va de toutes les grandes œuvres de l'Humanité depuis la Bible, Confucius, les Sutras du Bouddha, le Mahabarata ou le Ramayana... Peut-on vraiment lire aujourd'hui ces chefs-d'œuvre universels en faisant l'économie de siècles d'études et de commentaires?

George Steiner a dit un jour que l'on ne lisait plus les maîtres mais leurs commentateurs. Il faut commencer par les maîtres certes mais nous croyons qu'il faut poursuivre par les commentateurs, qui parfois sont eux-mêmes des maîtres. Victor Hugo lisant Shakespeare, Benjamin Fondane lisant Baudelaire, Blanchot lisant Kafka... liste sans fin. Steiner en personne lisant le récit de la ligature d'Isaac (nommé Sacrifice d'Abraham dans la terminologie chrétienne) ou l'Antigone de Sophocle.
Aujourd'hui Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet nous guident dans notre approche des Comédies.

Troïlus et Cressida ouvre le tome III, où nous trouvons aussi La Tempête, qui marqua, dit-on, Beethoven écrivant voici deux cents ans sa sonate pour piano La Tempête. Agamemnon, à l'acte I de Troïlus et Cressida clame: "In all designs begun on earth below/ Fails in the promis'd largeness; checks and disasters. En chaque dessein qu'ici-bas nous formons/ Echouent au regard de l'ampleur promise; contretemps et désastres."

Dans cette comédie dramatique, Shakespeare rappelle au passage, à propos du manque constitutif de l'homme qu'incarne la femme -ce qu'enseigna la Bible pour les siècles: "Femme aimée ne sait rien si elle ignore ceci: l'homme estime ce qui lui manque plus qu'à son juste prix" (45). Quel autre auteur de tragédies ou de comédies féconda davantage l'inspiration des musiciens, des poètes, des peintres que ce génie dont on commence seulement à découvrir les énigmes de son existence? Mais maintes pièces de lui trouvent chez Homère leur source originelle. Sur fond de guerre de Troie, Shakespeare narre ici une intrigue amoureuse, alors que dans La Tempête, il plonge dans les récits liés à la découverte du Nouveau monde, tout en s'appuyant sur le récit biblique de Caïn et Abel, mythe fondateur par excellence de la haine fraternelle allant au meurtre par Caïn de son propre frère Abel.

L'édition présente aussi un nombre de Comédies moins jouées depuis Les Joyeuses épouses des Windsor jusqu'au Conte d'hiver et Les Deux nobles cousins qui clôturent l'œuvre théâtrale en Pléiade.

"Pour Shakespeare, il s'agit d'expliquer, de réparer s'il se peut, les tragédies de l'histoire" écrit Margaret Jones-Davies dans sa notice captivante pour La Tempête. "L'art est l'une des plus puissantes rectifications du monde" écrit Malraux dans Saturne. Margaret Jones-Davies dit avec force que pour Shakespeare "l'homme doit réapprendre ce qui a été occulté, aller à l'école de la Mémoire."
Ces deux volumes en version bilingue sont magistraux autant par le travail critique que par le parti pris, nous l'avons dit, du recours obligé à la langue originelle, comme pour tout le théâtre de Shakespeare, cela va sans dire.

Dans Comme il vous plaira, relisons cet échange somptueux entre Audrey et le Bouffon:
"Audrey: je ne sais pas ce que c'est, "poétique"; est-ce que c'est honnête à dire et à faire? Est-ce que c'est une chose vraie?
Le Bouffon: en vérité, non; car la poésie la plus vraie est la plus mensongère, et les amoureux s'adonnent à la poésie: et l'on peut dire que ce qu'ils jurent en vers, en tant qu'amoureux, est pur mensonge.
Audrey: et vous voudriez que les dieux m'aient fait poétique?
Le Bouffon: en vérité, oui, car tu me jures que tu es vertueuse. Si tu étais poète, je pourrais espérer que c'est un mensonge."

Face à ces répliques si vraies dans leur paradoxe, il est intéressant de relire ce qu'a pu écrire Amos Oz dans Les deux morts de ma grand-mère à propos de Richard III de Shakespeare: "et une fois que tout est dit et fait, tout est réel. Les mensonges sont réels. Ni factuels ni authentiques, mais réels néanmoins. Comme les rêves. Les inventions, les cauchemars, les fantasmes, la douleur, la peur et le désir. Macbeth est réel, et les vêtements neufs du roi aussi, autant que l'échelle de Jacob, le démon d'Ivan Karamazov, le continent de l'Atlantide et même les sirènes, mi-femmes, mi-poissons, qui séduisent les matelots en mer; elles aussi sont réelles - toutes affectent ou ont affecté le monde (...)"(Folio p.78-79).

Génie des plus européens, Shakespeare nous apparaît à l'heure où la Grande-Bretagne a choisi le Brexit contre l'Europe, autre flagrant paradoxe politique et économique cette fois, comme celui qui porta au plus haut l'esprit par excellence de l'Europe, auquel les Britanniques dans leur part la plus noble appartiennent qu'ils le veuillent ou non.

Que l'on songe ici à Vérone incarnée dans Roméo et Juliette, à Venise dans Othello ou Le marchand de Venise, à la Grèce dans tant d'autres comme Périclès, prince de Tyr (publié dans le vol. III des Comédies) ou encore les royaumes du Danemark ou de Norvège présents dans Hamlet. Claude Mourthé dans sa biographie (Folio biographies, 2006) souligne la lecture de Shakespeare par Bertolt Brecht. Que l'on se souvienne aussi des opéras nés de Shakespeare parmi lesquels l'éblouissant Macbeth de Verdi, autant que des œuvres symphoniques de Berlioz ou Tchaïkovski ou du ballet de Prokofiev, suscitées par Roméo et Juliette...

Relisons tous Shakespeare que l'on soit Français, Britannique ou de tout autre pays d'Europe ou du monde. Son souffle, "corps immatériel de la pensée", comme il disait lui-même de l'esprit pour peu qu'il soit attiré par quelque transcendance, hantera longtemps encore les humains que nous sommes et ceux qui viendront après nous. Quand on ne se souviendra plus ni du Brexit ni de ceux qui en portent la responsabilité, le nom de Shakespeare rayonnera encore et pour longtemps au sommet de l'art théâtral, au sommet de la Tragédie, au sommet du génie de l'Europe avec ses Egaux...

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