Comment je me suis heurté au refus des services secrets en cherchant des informations sur mon père
Presque tous les pays du monde occidental donnent à leurs citoyens la liberté d'accès aux documents administratifs, à savoir les dossiers, rapports, études, procès-verbaux, correspondance, avis, etc. produits ou reçus par les services de l'Etat. Par exemple, la France a sa loi 78-753 et la Grande Bretagne sa Freedom of Information Act. Or, lorsque l'on regarde de plus près, invariablement les documents des services secrets, même lorsqu'ils ont plus de 60 ans d'âge, en sont exclus. Est-ce toujours nécessaire ou est-ce une prérogative qui peut empêcher la vérité historique de sortir? Voici un exemple qui me touche de près.
En faisant des recherches sur la carrière militaire de mon père, Roger Grosjean, pilote de chasse et membre des Forces aériennes françaises libres (FAFL) pendant la Deuxième Guerre mondiale, j'ai lu avec stupeur dans un curriculum vitae manuscrit rédigé par lui dans les années quarante, la ligne suivante: "Réseau renseignements britanniques; appelé GB début 1943"!
En 2004, un peu plus de 60 ans après les faits et près de 30 ans après le décès de mon père, j'ai donc entamé des démarches en écrivant une lettre à l'agence de renseignements britannique (MI5) dans laquelle j'ai demandé s'il avait été en contact avec eux en 1943, et s'ils l'avaient aidé à rejoindre l'Angleterre. Dans la même lettre, j'en ai profité pour me renseigner sur ma grand-tante anglaise qui aurait éventuellement travaillé, elle aussi, pour les services secrets britanniques. La réponse de MI5 au nom du directeur général était la suivante: "Nous ne sommes pas en mesure de vous dire si nous avons un dossier sur votre père. Tout dossier que nous aurions ne serait vraisemblablement pas rendu public dans un avenir proche."
La première phrase de la réponse dite "neither confirm nor deny" (ni confirmer ni infirmer) correspond à la politique habituelle des services secrets britanniques lorsqu'il s'agit d'un sujet dont ils ne veulent pas discuter. Ceci dit, la deuxième phrase fait penser qu'un dossier serait éventuellement entre leurs mains. Le doute est levé avec la réponse concernant ma grand-tante, qui est d'une tout autre nature: "Nous n'avons aucun dossier sur F...S....". En étant aussi clair concernant ma grand-tante et aussi vague au sujet de mon père - pourquoi ne pas donner la même réponse pour les deux? - je sais depuis 2004 que Roger Grosjean avait très certainement des liens avec le MI5. Pour le confirmer, j'ai contacté des spécialistes des services secrets britanniques pour savoir s'ils avaient trouvé des traces de mon père lors de leurs travaux. Un soir de décembre 2005 - je m'en souviendrai toujours - j'ai reçu un email de Nigel West, auteur bien connu d'ouvrages sur le MI5, qui m'a confirmé que Roger Grosjean avait bien travaillé pour cette agence pendant la guerre, sous le nom de code FIDO.
Il faisait partie d'un petit groupe d'agents - une quarantaine - dans l'opération Double Cross dont les plus connus sont Joan Pujol Garcia (GARBO; voir le documentaire d'Edmon Roch, Garbo: l'espion), Nathalie Sergueiew (TREASURE), Roman Czerniawski (BRUTUS), et Dusan Popov (TRICYCLE). L'objectif consistait à envoyer de fausses informations aux Allemands notamment au sujet du lieu du débarquement allié. En transmettant un savant mélange de renseignements corrects anodins et d'informations fausses, les services secrets ont réussi à faire croire aux Allemands que le débarquement aurait lieu dans la région de Calais. Ces derniers maintiendront donc un grand nombre de divisions dans cet endroit et ne les déplaceront que tardivement, une fois que les troupes alliées auraient effectué leur percée en Normandie.
Nigel West m'a signalé quelques ouvrages qui mentionnent mon père dont celui de John C. Masterman (1), haut placé dans l'organisation MI5 à l'époque. Et quelques années plus tard, le journal du directeur du bureau de contre-espionnage pendant la guerre, Guy Liddell (2), sera publié et mentionnera à plusieurs reprises Grosjean / FIDO. Il y a même, dans une section dédiée à mon père, une référence à une "English girl" qui n'est autre que ma mère!
Chaque fois que je découvrais des faits supplémentaires liant mon père au MI5 pendant la guerre, je m'adressais à ce service pour demander de consulter son dossier, mais je recevais systématiquement un refus. Par exemple, en 2006, j'ai fait appel auprès du Advisory Council on National Records and Archives - le conseil qui contrôle que les documents d'Etat sont bien mis à disposition du public dans les archives nationales anglaises après un certain nombre d'années - afin de lui demander de contacter MI5 pour qu'il libère le dossier de mon père. Malheureusement, l'agence a refusé à nouveau de confirmer ou d'infirmer son existence.
Je me suis même adressé au Investigatory Powers Tribunal, une instance juridique qui a pour tâche la surveillance des services secrets et qui reçoit les plaintes les concernant. Ma demande a été rejetée, ce qui n'est pas surprenant car un journaliste réputé du quotidien The Guardian, Ian Cobain, avec sa collègue, Leila Haddou, ont révélé en mars 2014 que ce tribunal n'est en réalité pas indépendant mais suit les directives des services secrets, et qu'aucune plainte, malgré son bien fondé, n'a jamais été acceptée par cette instance juridique!
Douze ans après mes premières démarches, soixante-dix ans après les faits maintenant, et quatre décennies après la mort de mon père, son dossier n'a toujours pas été rendu public. Je me suis longtemps demandé pourquoi étant donné que d'autres dossiers d'agents impliqués dans l'opération Double Cross sont maintenant disponibles. Alors, comment expliquer ce refus pour Grosjean / FIDO qui joua un rôle nettement moins important que certains autres?
Dans un tout nouveau livre, A la recherche de Roger et Sallie, j'évoque une raison probable qui est plutôt embarrassante pour MI5 et bien loin des secrets d'Etat derrière lesquels on peut se cacher pour ne pas révéler la vérité. Il est grand temps de rendre public ce dossier et ainsi le mettre à disposition de sa famille et des historiens de la Deuxième Guerre mondiale.
En faisant des recherches sur la carrière militaire de mon père, Roger Grosjean, pilote de chasse et membre des Forces aériennes françaises libres (FAFL) pendant la Deuxième Guerre mondiale, j'ai lu avec stupeur dans un curriculum vitae manuscrit rédigé par lui dans les années quarante, la ligne suivante: "Réseau renseignements britanniques; appelé GB début 1943"!
En 2004, un peu plus de 60 ans après les faits et près de 30 ans après le décès de mon père, j'ai donc entamé des démarches en écrivant une lettre à l'agence de renseignements britannique (MI5) dans laquelle j'ai demandé s'il avait été en contact avec eux en 1943, et s'ils l'avaient aidé à rejoindre l'Angleterre. Dans la même lettre, j'en ai profité pour me renseigner sur ma grand-tante anglaise qui aurait éventuellement travaillé, elle aussi, pour les services secrets britanniques. La réponse de MI5 au nom du directeur général était la suivante: "Nous ne sommes pas en mesure de vous dire si nous avons un dossier sur votre père. Tout dossier que nous aurions ne serait vraisemblablement pas rendu public dans un avenir proche."
La première phrase de la réponse dite "neither confirm nor deny" (ni confirmer ni infirmer) correspond à la politique habituelle des services secrets britanniques lorsqu'il s'agit d'un sujet dont ils ne veulent pas discuter. Ceci dit, la deuxième phrase fait penser qu'un dossier serait éventuellement entre leurs mains. Le doute est levé avec la réponse concernant ma grand-tante, qui est d'une tout autre nature: "Nous n'avons aucun dossier sur F...S....". En étant aussi clair concernant ma grand-tante et aussi vague au sujet de mon père - pourquoi ne pas donner la même réponse pour les deux? - je sais depuis 2004 que Roger Grosjean avait très certainement des liens avec le MI5. Pour le confirmer, j'ai contacté des spécialistes des services secrets britanniques pour savoir s'ils avaient trouvé des traces de mon père lors de leurs travaux. Un soir de décembre 2005 - je m'en souviendrai toujours - j'ai reçu un email de Nigel West, auteur bien connu d'ouvrages sur le MI5, qui m'a confirmé que Roger Grosjean avait bien travaillé pour cette agence pendant la guerre, sous le nom de code FIDO.
Il faisait partie d'un petit groupe d'agents - une quarantaine - dans l'opération Double Cross dont les plus connus sont Joan Pujol Garcia (GARBO; voir le documentaire d'Edmon Roch, Garbo: l'espion), Nathalie Sergueiew (TREASURE), Roman Czerniawski (BRUTUS), et Dusan Popov (TRICYCLE). L'objectif consistait à envoyer de fausses informations aux Allemands notamment au sujet du lieu du débarquement allié. En transmettant un savant mélange de renseignements corrects anodins et d'informations fausses, les services secrets ont réussi à faire croire aux Allemands que le débarquement aurait lieu dans la région de Calais. Ces derniers maintiendront donc un grand nombre de divisions dans cet endroit et ne les déplaceront que tardivement, une fois que les troupes alliées auraient effectué leur percée en Normandie.
Nigel West m'a signalé quelques ouvrages qui mentionnent mon père dont celui de John C. Masterman (1), haut placé dans l'organisation MI5 à l'époque. Et quelques années plus tard, le journal du directeur du bureau de contre-espionnage pendant la guerre, Guy Liddell (2), sera publié et mentionnera à plusieurs reprises Grosjean / FIDO. Il y a même, dans une section dédiée à mon père, une référence à une "English girl" qui n'est autre que ma mère!
Chaque fois que je découvrais des faits supplémentaires liant mon père au MI5 pendant la guerre, je m'adressais à ce service pour demander de consulter son dossier, mais je recevais systématiquement un refus. Par exemple, en 2006, j'ai fait appel auprès du Advisory Council on National Records and Archives - le conseil qui contrôle que les documents d'Etat sont bien mis à disposition du public dans les archives nationales anglaises après un certain nombre d'années - afin de lui demander de contacter MI5 pour qu'il libère le dossier de mon père. Malheureusement, l'agence a refusé à nouveau de confirmer ou d'infirmer son existence.
Je me suis même adressé au Investigatory Powers Tribunal, une instance juridique qui a pour tâche la surveillance des services secrets et qui reçoit les plaintes les concernant. Ma demande a été rejetée, ce qui n'est pas surprenant car un journaliste réputé du quotidien The Guardian, Ian Cobain, avec sa collègue, Leila Haddou, ont révélé en mars 2014 que ce tribunal n'est en réalité pas indépendant mais suit les directives des services secrets, et qu'aucune plainte, malgré son bien fondé, n'a jamais été acceptée par cette instance juridique!
Douze ans après mes premières démarches, soixante-dix ans après les faits maintenant, et quatre décennies après la mort de mon père, son dossier n'a toujours pas été rendu public. Je me suis longtemps demandé pourquoi étant donné que d'autres dossiers d'agents impliqués dans l'opération Double Cross sont maintenant disponibles. Alors, comment expliquer ce refus pour Grosjean / FIDO qui joua un rôle nettement moins important que certains autres?
Dans un tout nouveau livre, A la recherche de Roger et Sallie, j'évoque une raison probable qui est plutôt embarrassante pour MI5 et bien loin des secrets d'Etat derrière lesquels on peut se cacher pour ne pas révéler la vérité. Il est grand temps de rendre public ce dossier et ainsi le mettre à disposition de sa famille et des historiens de la Deuxième Guerre mondiale.
- Masterman, John C. (1972). The Double-Cross System. Yale: Yale University Press.
- West, Nigel (Ed., 2005), The Guy Liddell Diaries. Vol. II. 1942-1945. London: Routledge.
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