Nuit Debout, l'Agora d'aujourd'hui
A Paris, depuis une semaine à la nuit tombée, un mouvement inédit prend corps, place de la République. Des centaines de personnes se réunissent pour re-constituer une nouvelle agora et échanger autour de leurs déceptions, de combats à mener, d'idéaux à retrouver. Chacun prend la parole à tour de rôle et la foule, assise devant la tribune éphémère applaudit ou non, après chaque intervention. Nuit Debout, c'est le nom qui a été donné à ce mouvement qui se veut ouvert, positif et avant tout populaire. Un but ? Réinventer une nouvelle manière de faire de la politique, au delà des partis et des syndicats. Un mouvement... populaire, sur un espace... public.
Pourtant la Mairie de Paris ne l'entend pas de cette oreille et considère, par la voix de sa première représentante, que l'occupation de la place dont la nouvelle forme fut inaugurée en juin 2013, n'est autre que de la "privatisation d'un lieu public". Une prise de position particulièrement étonnante à plusieurs titres, comme si le sens même de "l'espace public" tel qu'il est utilisé par le politique serait radicalement opposé à celui qu'il est censé porter comme représentation et comme idéal.
Le philosophe allemand Jurgen Habermas, qui a popularisé l'usage de cette notion, définit l'espace public comme un espace intermédiaire entre la société civile et l'Etat, comme un lieu accessible à tous les citoyens et au sein duquel chacun peut s'y assembler pour y former une opinion publique. Les débats qui sont menés durant ces "Assemblées Générales populaires", ont pour but de partager des émotions, des difficultés, des ressentis, des points de vue et justement d'en dérouler une parole, un constat, une indignation vis-à-vis de situations particulières portant atteinte à l'intérêt général, en somme... une opinion publique, telle qu'Habermas le définit.
Kant qui est à l'origine de ce concept d'espace public, n'est parvenu à en dessiner les contours que grâce à sa définition des Lumières, qui n'est en vérité qu'une "sortie hors de l'état de tutelle". Comment le citoyen parvient-il à ce stade ? En faisant justement usage de sa propre raison. C'est à ce moment là qu'il devient majeur, qu'il s'émancipe réellement. Un usage cette fois-ci public et non plus seulement personnel, de la raison, associé à une circulation libre des idées et une confrontation des opinions est donc cet espace dont parlent les deux philosophes, ce lieu public...
Par ailleurs, là où la Maire de Paris se trompe radicalement, c'est lorsqu'elle parle de mesures de sécurité qui seraient censées redonner à cet espace, son caractère public. Le philosophe de l'urbain, Thierry Paquot, évoque dans son ouvrage intitulé L'espace public, toute cette "révolution communicationnelle, la mutation des supports médiatiques (appartenant à une poignée d'entreprises)" et surtout "le déploiement de la vidéosurveillance, (...)" qui "effacent les espaces publics, entravant ainsi l'émergence d'expériences alternatives". Non pas qu'il s'agit d'être contre les mesures préventives de sécurité, surtout pas ! Mais à ne pas confondre, ce ne sont pas ces mêmes mesures qui créent l'espace public, c'est avant tout l'usage qui en est fait par les citoyens et les règles qu'ils se fixent eux-mêmes au profit d'un intérêt général toujours plus grand.
Rien ne sert donc d'épiloguer sur les raisons qui ont poussé à une telle déclaration, mais plutôt d'affirmer que ce qu'il se passe actuellement sur la place de la République chaque soir, dans d'autres villes de France et à l'étranger, est l'émanation même de ce que porte en lui le concept d'espace public. Ne parlons donc pas de privatisation lorsqu'un lieu parvient grâce à ses usagers, à faire naitre un usage collectif de la raison, pour y créer une véritable opinion publique, surtout lorsque ces mêmes usagers, se fixent eux-mêmes des règles, (mêmes s'il pourrait y en avoir plus) en vue de donner un cadre à la construction de cette opinion collective.
Cette intervention de la Maire de Paris, peut d'autant plus laisser place au scepticisme quand on voit que le Prix européen de l'espace public urbain qui a été créé par le Centre de Culture Contemporaine de Barcelone (CCCB) a, en 2012, décerné son Prix Spécial du Jury au campement des "Indignés" de la Puerta del Sol à Madrid. Ce campement de fortune qui fut construit à l'occasion des manifestations de mai 2011 se composait, à l'image de ce qui est en train de naitre sur la place de la République à Paris, de structures légères et éphémères qui n'affectaient en aucun cas la place en elle-même. Ce camp servait en revanche à assurer les besoins logistiques des évènements et se mettait au service de l'intérêt collectif, d'une parole et d'un mouvement populaire. Le jury qui soulignait notamment que ces installations éphémères avaient valorisé cet espace public expliquait notamment que "l'espace public des villes européennes, encore chargé du sentiment politique, a été pendant des siècles la scène de la dissidence. Ce sentiment a toujours défié l'ordre établi pour acquérir les droits dont nous jouissons aujourd'hui. Il serait hasardeux de croire que nos démocraties ne sont pas soumises à lui."
Alors à la vue de Nuit Debout, comment ne pas évoquer l'agora qui n'est autre que la version antique de cet espace public tant recherché aujourd'hui. Les formations politiques s'y réunissaient mais aussi le peuple, qui pouvait également participer à la vie de la cité. Sauf qu'à l'époque, le pouvoir mettait en place les conditions et les règles propices à la naissance de la démocratie.
Aussi, aujourd'hui, quand on assiste à cette rencontre entre la ville et ses citoyens et que de cette rencontre naissent un nouvel espace commun, un nouvel usage et de nouvelles règles au profit de l'intérêt général, ne devrions-nous pas y voir un mouvement qui va bien plus loin qu'un budget participatif aux limites trop étroites, et qui peut à lui seul mettre en place les conditions d'un renouveau de la démocratie pour enfin redessiner et de façon durable un projet commun, un projet d'espoir pour tous ?
Yoann Sportouch est rédacteur en chef de Lumières de la ville, le webmagazine qui pense l'urbain et l'humain.
Pourtant la Mairie de Paris ne l'entend pas de cette oreille et considère, par la voix de sa première représentante, que l'occupation de la place dont la nouvelle forme fut inaugurée en juin 2013, n'est autre que de la "privatisation d'un lieu public". Une prise de position particulièrement étonnante à plusieurs titres, comme si le sens même de "l'espace public" tel qu'il est utilisé par le politique serait radicalement opposé à celui qu'il est censé porter comme représentation et comme idéal.
Le philosophe allemand Jurgen Habermas, qui a popularisé l'usage de cette notion, définit l'espace public comme un espace intermédiaire entre la société civile et l'Etat, comme un lieu accessible à tous les citoyens et au sein duquel chacun peut s'y assembler pour y former une opinion publique. Les débats qui sont menés durant ces "Assemblées Générales populaires", ont pour but de partager des émotions, des difficultés, des ressentis, des points de vue et justement d'en dérouler une parole, un constat, une indignation vis-à-vis de situations particulières portant atteinte à l'intérêt général, en somme... une opinion publique, telle qu'Habermas le définit.
Kant qui est à l'origine de ce concept d'espace public, n'est parvenu à en dessiner les contours que grâce à sa définition des Lumières, qui n'est en vérité qu'une "sortie hors de l'état de tutelle". Comment le citoyen parvient-il à ce stade ? En faisant justement usage de sa propre raison. C'est à ce moment là qu'il devient majeur, qu'il s'émancipe réellement. Un usage cette fois-ci public et non plus seulement personnel, de la raison, associé à une circulation libre des idées et une confrontation des opinions est donc cet espace dont parlent les deux philosophes, ce lieu public...
Par ailleurs, là où la Maire de Paris se trompe radicalement, c'est lorsqu'elle parle de mesures de sécurité qui seraient censées redonner à cet espace, son caractère public. Le philosophe de l'urbain, Thierry Paquot, évoque dans son ouvrage intitulé L'espace public, toute cette "révolution communicationnelle, la mutation des supports médiatiques (appartenant à une poignée d'entreprises)" et surtout "le déploiement de la vidéosurveillance, (...)" qui "effacent les espaces publics, entravant ainsi l'émergence d'expériences alternatives". Non pas qu'il s'agit d'être contre les mesures préventives de sécurité, surtout pas ! Mais à ne pas confondre, ce ne sont pas ces mêmes mesures qui créent l'espace public, c'est avant tout l'usage qui en est fait par les citoyens et les règles qu'ils se fixent eux-mêmes au profit d'un intérêt général toujours plus grand.
Rien ne sert donc d'épiloguer sur les raisons qui ont poussé à une telle déclaration, mais plutôt d'affirmer que ce qu'il se passe actuellement sur la place de la République chaque soir, dans d'autres villes de France et à l'étranger, est l'émanation même de ce que porte en lui le concept d'espace public. Ne parlons donc pas de privatisation lorsqu'un lieu parvient grâce à ses usagers, à faire naitre un usage collectif de la raison, pour y créer une véritable opinion publique, surtout lorsque ces mêmes usagers, se fixent eux-mêmes des règles, (mêmes s'il pourrait y en avoir plus) en vue de donner un cadre à la construction de cette opinion collective.
Cette intervention de la Maire de Paris, peut d'autant plus laisser place au scepticisme quand on voit que le Prix européen de l'espace public urbain qui a été créé par le Centre de Culture Contemporaine de Barcelone (CCCB) a, en 2012, décerné son Prix Spécial du Jury au campement des "Indignés" de la Puerta del Sol à Madrid. Ce campement de fortune qui fut construit à l'occasion des manifestations de mai 2011 se composait, à l'image de ce qui est en train de naitre sur la place de la République à Paris, de structures légères et éphémères qui n'affectaient en aucun cas la place en elle-même. Ce camp servait en revanche à assurer les besoins logistiques des évènements et se mettait au service de l'intérêt collectif, d'une parole et d'un mouvement populaire. Le jury qui soulignait notamment que ces installations éphémères avaient valorisé cet espace public expliquait notamment que "l'espace public des villes européennes, encore chargé du sentiment politique, a été pendant des siècles la scène de la dissidence. Ce sentiment a toujours défié l'ordre établi pour acquérir les droits dont nous jouissons aujourd'hui. Il serait hasardeux de croire que nos démocraties ne sont pas soumises à lui."
Alors à la vue de Nuit Debout, comment ne pas évoquer l'agora qui n'est autre que la version antique de cet espace public tant recherché aujourd'hui. Les formations politiques s'y réunissaient mais aussi le peuple, qui pouvait également participer à la vie de la cité. Sauf qu'à l'époque, le pouvoir mettait en place les conditions et les règles propices à la naissance de la démocratie.
Aussi, aujourd'hui, quand on assiste à cette rencontre entre la ville et ses citoyens et que de cette rencontre naissent un nouvel espace commun, un nouvel usage et de nouvelles règles au profit de l'intérêt général, ne devrions-nous pas y voir un mouvement qui va bien plus loin qu'un budget participatif aux limites trop étroites, et qui peut à lui seul mettre en place les conditions d'un renouveau de la démocratie pour enfin redessiner et de façon durable un projet commun, un projet d'espoir pour tous ?
Yoann Sportouch est rédacteur en chef de Lumières de la ville, le webmagazine qui pense l'urbain et l'humain.
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