François Jullien, La transparence du matin
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Dans son choix grec, la philosophie a pensé la vie, mais non pas vivre ; et le religieux, qui prenait en charge la question du vivre, est aujourd’hui en retrait. De là que vivre soit laissé en friche, abandonné au prêche ou bien au truisme ; et que prospèrent le Développement Personnel et le marché du Bonheur vendant vivre comme du « tout positif ».
Or vivre est paradoxal, s’étendant du vital au vivant. Il est à la fois la condition de toutes les conditions : être en vie ; et l’aspiration de toutes nos aspirations : vivre enfin ! Nous sommes en vie, mais nous n’accédons pas pour autant à vivre. Car la vie d’elle-même rabat la vie. De là que nous puissions être nostalgiques de la vie au sein même de la vie – ou que « la vraie vie est absente ».
Or, c’est à travers cette inanité même de « la vie » que nous pourrons voir transparaître à l’envers l’inouï de vivre débordant le déjà vécu et l’ouvrant à de l’« in-vécu », quitte à s’y heurter à de l’Invivable ; et, puisque vivre n’est, au fond, qu’ouvrir des possibles, nous pourrons alors rouvrir des possibles dans nos vies, au lieu de les laisser s’étioler.
Car répéter qu’il faut « cueillir le jour », « profiter de la vie », n’a pas prise sur la vie. Traçons donc plutôt, pour nous y repérer, une carte de ces possibles intensifs entre lesquels décider vivre.
Vivre y reparaît alors dans sa ressource, dans son essor, dans son « matin », dégagé de ce qui l’enlisait, au fil des jours, et l’emmurait.
Telle est la « transparence du matin », en amont de tous les enseignements de la morale.
F. J.
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