La naissance d’une conscience culturelle et politique berbère
Dans La genèse de la Kabylie - Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962), qui paraîtra bientôt aux éditions Barzakh, Yassine Temlali* restitue le cadre historique dans lequel, entre 1830 et 1962, est née une conscience culturelle et politique berbère (kabyle), de façon concomitante avec la naissance de ces entités modernes que sont la nation algérienne, la Kabylie..., lesquelles — loin d’être une incarnation contemporaine d’entités historiques — sont les produits paradoxaux d’une intervention coloniale brutale et de résistances anticoloniales radicales. Le chapitre que nous publions ici est intitulé «1954-1962 : le particularisme aurésien à l’épreuve du jacobinisme du FLN».
A la différence de la Kabylie, où la marginalisation politique, puis, quelques années plus tard, la liquidation physique des Berbéro-nationalistes avaient montré, assez tôt, la puissance de la sensibilité jacobine et où les loyautés pré-nationales avaient été réduites à un état résiduel quand elles n’étaient pas employées comme levier de la mobilisation anti-coloniale, les Aurès-Nememchas ont connu d’importantes dissensions inter-tribales et inter-régionales (Auréssiens/Nememchas1). Ces dissensions se sont quelquefois transformées en séditions ouvertes qui ont paralysé cette région, si bien qu’elle a joué un rôle mineur dans la direction d’une lutte armée dont elle avait été à l’avant-garde dès 1945.
Elles ont commencé avec l’arrestation de Mostefa Ben Boulaïd, en février 1955, et elles se sont interrompues pendant une courte période, après son évasion, le 11 novembre 1955. Suite à sa mort, le 22 mars 1956, elles ont repris de plus belle et n’ont pris fin qu’en 1960, avec la nomination à la tête de la Wilaya 1, du colonel Ali Souaï qui l’a ramenée dans le giron des instances légales du FLN. Un rapport de son devancier à ce poste, le colonel Hadj Lakhdar Labidi, évaluait à un millier, en janvier 1959, le nombre de dissidents armés dans l’Aurès central (de Khenchela, au nord, à Zeribet El Oued, au sud2). Ce n’était pas peu : à la fin de la guerre, les effectifs de l’ALN sur tout le territoire algérien ne dépassaient pas les 35 000 combattants.
(...) Dans les Aurès-Nememchas, les rivalités entre chefs et leurs luttes pour le contrôle de l’acheminement vers les maquis des armes venant de Tunisie et de Libye avaient atteint, après la mort de Mostefa Ben Boulaïd, un niveau si préoccupant que le Congrès de la Soummam a constitué des commissions chargées de réorganiser la Wilaya 1 en la débarrassant des mushawwishîn (trublions), éléments qui contestaient les décisions de la nouvelle direction du FLN ou refusaient de les appliquer. C’est finalement la commission dirigée par le futur colonel Amirouche (Wilaya 3) qui a conduit, presque seule, cette périlleuse mission.
L’insubordination de certains chefs auréssiens et nememchas a pris, entre autres formes, celle de contraventions aux ordres de la commission Amirouche et de véhémentes condamnations de la désignation d’officiers kabyles à la place d’autres, originaires de la Wilaya 1. Cette insubordination plus ou moins déclarée se justifiait d’autant plus à leurs yeux que les Aurès-Nememchas n’avaient pas pris part au congrès de la Soummam. On peut, d’ailleurs, autant soupçonner les organisateurs de les en avoir délibérément exclus que les délégués de la Wilaya 1 d’avoir montré peu d’enthousiasme pour y participer.
L’attitude de défi de ces cadres des Aurès-Nememchas vis-à-vis des instances issues du congrès d’août 1956 n’était pas à proprement parler surprenante. L’unanimité, après l’Indépendance, sur le caractère décisif, réel au demeurant, de cette rencontre, est moins le prolongement d’un réel consensus sur ses décisions entre 1956 et 1962 que le fruit d’une construction a posteriori à laquelle a contribué le régime algérien à partir de 1965. «L’absence d’une partie significative des chefs de troupes du FLN-ALN n’était pas le seul obstacle à un consensus fort.
Les documents d’un congrès qui se résumait en fait à une réunion de six personnes (Ramdane Abbane, Belkacem Krim, Amar Ouamrane, Larbi Ben M’hidi, Youcef Zighoud, Lakhdar Bentobbal), accompagnées de délégations qu’ils consultaient mais qui ne participaient pas aux débats, n’ont pas été soumis préalablement à l’appréciation des cadres des wilayas (…) Tout se passe comme si, sous le manteau de la centralisation, le congrès s’était réuni pour isoler les représentants d’une autre faction. Ce sont les préoccupations tactiques qui (…) dominent, et c’est parce qu’Abane, Ben M’hidi et Krim sont sur le terrain qu’ils ont plus le sens de la manœuvre et que leurs adversaires sont absents, qu’ils l’emportent.
Mais dans les conditions dans lesquelles elle a été acquise, leur victoire ne fournit pas la preuve qu’à ce moment ils expriment le mouvement réel de la révolution en proie aux démons de l’activisme.» Le Congrès de la Soummam avait ainsi un objectif «interne» : le rééquilibrage du rapport de forces entre dirigeants du FLN. L’omettre ne permet pas de comprendre l’envergure des contestations qu’il a générées et que la direction qui en avait émané a dû réprimer, quelquefois dans le sang.
Le tribalisme aurésien : mythe orientalisant et réalité historique
Ces dissensions et dissidences qui ont abouti à l’«émiettement des Aurès-Nementchas en plusieurs baronnies6», sont couramment expliquées de manière peu nuancée : l’esprit de corps tribal, la asabiyya khaldounienne, serait consubstantiel à cette région. Cette thèse qui porte principalement sur les Aurès a été clairement exposée par le premier président du GPRA, Ferhat Abbas : «(Pendant la colonisation), les Aurès sont restés une sorte de “forteresse impénétrable”. Les Aurésiens, demeurés solidaires et miséreux, ont cultivé les vertus des ancêtres : courage, culte de l’honneur, orgueil tribal… La Guerre d’Algérie les trouve tels qu’ils ont toujours été : combattants valeureux mais très attachés aux mœurs tribales et au particularisme régional.»
Une variante contemporaine de cette thèse qu’on peut qualifier d’inconsciente déclinaison des théories de l’ethnographie coloniale, nous est fournie dans l’hagiographie consacrée par Saïd Sadi à Amirouche, un des acteurs de la réorganisation de la Wilaya 1. Décrivant la situation dans les Aurès, après la mort de Mostefa Ben Boulaïd, il écrit : «L’atavisme berbère, nourri à la tradition des communautés acéphales, réfractaires à toute forme d’autorité, trouvait là tous les ingrédients pour réveiller les violences endogènes qui avaient tant et tant de fois mené à l’asservissement de l’Afrique du Nord.
En un rien de temps, les Aurès, annoncés comme l’un des bastions majeurs de la lutte armée de Libération nationale, devinrent une zone d’affrontements fratricides qui affaiblissaient dangereusement le potentiel militaire de l’est du pays et, surtout, dissipaient la solidarité patriotique que Ben Boulaïd avait eu tant de peine à structurer autour de valeurs dépassant l’horizon étriqué des sectes tribales»
Mettant en contraste l’«homogénéité» culturelle de la Kabylie qui «limitait les oppositions renvoyant à des appartenances linguistiques ou tribales» avec l’hétérogénéité des Aurès, il ajoute : «Cette société hétérogène, traumatisée par une histoire tourmentée, exprimait malheureusement son désarroi par des violences endogènes auxquelles Amirouche dut s’adapter quitte à devoir outrepasser les limites assignées à sa mission» La théorie du tribalisme quasi inné des Aurésiens (et des Nememchas), apparaît bien sommaire sous ses dehors d’évidence absolue.
Certes, l’histoire de la Wilaya 1 en 1954-1962, regorge d’exemples d’éruptions tribales, mais il existe aussi des contre-exemples qui montrent que le tribalisme n’était pas une fatalité en pays chaoui et nemouchi. «Dans (la Wilaya 1), dans la zone du Belezma, qui fut, pendant deux ans (1956-58), dirigée par le capitaine Abidi Hadj Lakhdar, futur colonel de la wilaya, l’application des directives de la Soummam y contraste avec leur inobservance ailleurs : le nizâm y est une organisation minutieuse : fin 1956, sont élus des conseils communaux dans toutes les mechtas, des garde-champêtres sont désignés, des maîtres d’école sont appointés sous le contrôle d’un comité de l’enseignement et de la culture pour enseigner en arabe aux garçons comme aux filles, des écoles fonctionnent.»
Dans la Wilaya 1, les inimitiés inter-tribales, tout comme celles de nature ethnolinguistique entre Auréssiens et Nememchas, renseignaient sur une réalité plus complexe, celle de l’antagonisme entre une société ancienne, à l’agonie, et une autre, pour laquelle l’ALN devait être le modèle et le creuset et dont la graine avait été semée, bien avant 1954, par le mouvement national, tous courants confondus. Sur fond d’importants bouleversements socio-économiques, les notabilités strictement tribales, aussi bien que celles qui exerçaient un pouvoir religieux – maraboutique –, s’étaient affaiblies. «(…) Le ‘âlim (lettré appartenant au courant réformateur) et le militant politique ont tendu à prendre la place des “saints”, figures essentielles du compromis entre les communautés»
Présenter l’organisation du FLN-ALN dans les Aurès comme étant l’œuvre quasi exclusive de Mostefa Ben Boulaïd ressemble fort à une mystification. Aurait-il pu la mener sans le concours de militants aguerris, à l’image de Adjel Adjoul et de Abbès Laghrour, lesquels, après sa mort, compteront, paradoxalement, parmi les protagonistes (et les victimes) de l’éclatement de la Wilaya 1 en fiefs hostiles ? Avant le 1er Novembre 1954, un des fruits de l’action du courant indépendantiste avait été la transformation des Aurès en sanctuaire nationaliste. Les cadres en fuite de toutes provenances géographiques y étaient affectés à des tâches de «contrôleurs politiques»12.
Comme en pays kabyle, plusieurs bandits d’honneur y avaient été gagnés à la cause de l’indépendance, même s’il semble avéré que le PPA-MTLD a tenu compte de la spécificité de leur parcours et de leur action13. Cette patiente entreprise unificatrice aurait échoué si elle n’avait pas tenu compte des appartenances infra-nationales14 et, surtout – ce qui n’est pas contradictoire – si ces appartenances elles-mêmes n’avaient pas déjà été mises à mal par de profonds changements socio-économiques, surtout dans les foyers de politisation urbains qu’étaient les villes de la région (Batna, Biskra, Tébessa) et ses gros bourgs (Arris…).
«Atavisme berbère » ou contradictions d’une époque de transition ?
Se couvrant de l’autorité des premiers travaux de Germaine Tillion, effectués dès les années 1930, Saïd Sadi15 essentialise les expressions d’allégeances segmentaires (tribales, claniques…) dans les Aurès en 1954-1962, au lieu de les insérer dans leur cadre général, celui d’une organisation socioéconomique en crise et de l’élaboration, dans la violence, d’un idéal patriotique supracommunautaire.
Une lecture moins sélective de l’ethnologue française lui aurait fait prendre la mesure de l’usure du monde rural auréssien dans les années 1950, sous l’effet conjugué de plusieurs facteurs : une plus grande sédentarisation des tribus naguère semi-nomades16, la généralisation de la propriété privée et de l’économie monétaire17, l’émigration de travail vers la France18, une extension significative de l’instruction publique en arabe (les «écoles libres» des oulémas) et, enfin, une résistance moins farouche à la scolarisation en français. Certes, les modèles régissant les solidarités de groupe avaient été importés dans les lieux de sédentarisation et «les liens que crée le voisinage dans la harfiqth (fraction de tribu) villageoise imit(ai)ent les liens du sang de la harfiqth nomade21».
Mais «la structure sociale, fondée sur la parenté, qui fait l’orgueil du nomade, ne (pouvait) pas résister, ou résist(ait) difficilement, à l’appropriation privée des terres qui suit, presque nécessairement, toute installation permanente». Ce regard lucide de Germaine Tillion sur les Aurès, en 1957, est à l’opposé de celui d’un autre ethnologue français, Jean Servier23. Ce dernier, occupé à rechercher de chimériques «permanences» berbères à travers les âges, ne voyait, en la société auréssienne des années 1950 que ses particularismes alors même qu’elle était travaillée par un mouvement sapant les fondements matériels de ses segmentations précoloniales.
C’est la raison pour laquelle il s’est montré si certain que le soulèvement du FLN pouvait être combattu par l’exploitation d’un «mythe d’origine» selon lequel cette région était habitée par deux peuplades ennemies, les descendants de Aïcha la folle et ceux de Touba, sa rivale, également épouse de l’ancêtre commun, Bourek : «Ce sont les fils de Aïcha la folle qui ont pris les armes contre la France, aidés de la complicité, ouverte ou tacite, des éléments disparates de la vallée de l’Oued Abdi. Il n’était donc pas difficile de demander aux fils de Touba de venir prendre les armes aux côtés de la France : eux-mêmes s’y sont offerts spontanément».
Au début de la guerre, la situation dans les Aurès n’était ainsi plus exactement la même que dans les années 1930 ou 1940.
L’«atavisme berbère» tribal se mourait ou était, pour le moins, affaibli. De même, dans le pays nememcha, la sédentarisation progressait et le semi-nomadisme reculait, battu en brèche par les changements de statut foncier des terres ‘arsh et des traditionnelles terres de parcours. Sans totalement les annihiler, la sédentarisation avait amenuisé les liens claniques et tribaux. Un officier français, le lieutenant Borgos, a décrit en 1958 la «désintégration» de la tribu des Ouled Sidi Yahia dont le territoire était situé dans l’actuelle wilaya de Tébessa (et ayant donc fait partie de la Wilaya 1 pendant la guerre de Libération) : «Des Ouled Sidi Yahia b. Taleb du douar El Méridj je ne savais strictement qu’une chose, qu’ils descendaient de ce Yahia fils de Taleb, enterré à 3 km au nord d’El Meridj où je m’installai.
Durant des mois, aidé de mon adjoint, qui, lui aussi, avait observé les grandes tribus du Maroc et du Sud, nous cherchâmes, jour après jour, échec après échec, à retrouver la tribu et ses cadres que nous pensions cachés sous la tourmente révolutionnaire… Alors je dus me rendre à l’évidence (…) La tribu des Ouled Sidi Yahia n’existait plus, sinon dans les archives des bureaux arabes.» Estimant que la «désintégration» de cette tribu était bien achevée en 1920, il ajoute : «Au cours de cette modeste étude, il nous est apparu (…) que notre administration, ou plus généralement notre civilisation, détruit inéluctablement les sociétés traditionnelles qu’elle côtoie26.»
Ces conclusions sont sans doute excessives, leur auteur ayant probablement recherché une tribu et une organisation tribale à l’état pur, idéales, qui n’existaient plus nulle part. Elles n’en décrivent pas moins avec éloquence le niveau avancé qu’avait atteint, à la fin des années 1950, la dégradation de l’organisation sociale traditionnelle sous les coups des dépossessions foncières des tribus et de leur cantonnement destinés à favoriser l’appropriation individuelle du sol.
Le FLN dans les Aurès : des dissensions pas uniquement tribales
Si les solidarités tribales et ethnolinguistiques ont joué un rôle dans les luttes fratricides entre chefs du FLN en Wilaya 1, les fondements économiques sur lesquels elles reposaient – appropriation des terres, des ressources en eau… – avaient été violemment secoués par la colonisation ; elles n’étaient plus que l’expression dévoyée de réalités «modernes» : la lutte pour le pouvoir dont le contrôle de l’acheminement des armes était à la fois l’enjeu et l’instrument. Il est ici nécessaire de souligner que le «pouvoir», en ces années de grande incertitude sur l’issue du combat pour l’indépendance, procurait peu d’avantages matériels.
Celui revendiqué par les chefs maquisards aurésiens et nememchas – lesquels, rappelons-le, avaient tout abandonné pour la cause – était surtout d’ordre symbolique : diriger soi-même sa «région», sa «zone», son «secteur»…, en vertu d’une tradition séculaire d’auto-gouvernement. L’opposition de Adjel Adjoul à la mutation qui lui a été notifiée par Bachir Chihani en octobre 1955 ne peut être interprétée comme la simple explosion d’un égo tribal surdimensionné. Pour lui, l’adjoint de Mostefa Ben Boulaïd mésestimait le fait que le travail d’organisation politico-militaire qu’il avait accompli à Kimmel n’avait été possible que grâce à un solide ancrage dans le terroir natal27.
Cette exigence de prise en compte des spécificités locales, notamment le consensus entre pairs pour la nomination des responsables politico-militaires, était le reflet d’un niveau de conscience politique se situant entre une conscience infra-nationale et la pure conscience jacobine, incarnée par les résolutions du Congrès de la Soummam. Sans vouloir être trop schématique, nous pouvons dire que cette conscience intermédiaire correspondait à l’état de transition dans lequel se trouvait la société rurale, bousculée par la colonisation et de plus en plus sensible au patriotisme/nationalisme algérien supracommunautaire.
Expliquer les luttes intestines dans les Aurès-Nememchas entre 1954 et 1962, non plus par quelque «atavisme berbère» que ce soit, mais par des aspirations antagoniques au leadership, doublées de divergences politiques, offre l’avantage d’établir la juste fonction des allégeances tribales et ethnolinguistiques dans cette région, celle d’«appui»28 à des forces luttant pour leurs idées et/ou pour la prééminence au sein du commandement de l’insurrection. La décision de Bachir Chihani de muter Adjel Adjoul et Abbès Laghrour loin de leurs commandements initiaux éclaire bien plus sa fin tragique que ses origines nord-constantinoises ; ces origines n’expliquent pas que quelques mois avant de le faire exécuter, ses assassins eussent poussé leur reconnaissance de son autorité jusqu’à lui reprocher de s’être effacé devant Omar Ben Boulaïd, authentique Auréssien.