Les messages d'un patriarche
Un dignitaire de l'Eglise arménienne salue l'action de la Suisse après 1915.
Philippe villard
En cette année de commémoration du centenaire du génocide arménien de 1915, la Suisse reçoit, jusqu'au 28 septembre, la visite singulière du patriarche Aram 1er, Catholicos de la Grande Maison de Cilicie, basée au Liban.
Accueilli par la Fédération des Eglises protestantes de Suisse, le Catholicos se rendra en divers lieux symboliques de l'aide suisse à une communauté qui cultive et réactive son travail de mémoire. Entre foi et politique, entre espoirs et drames, il revient aussi sur la situation chaotique qui règne actuellement au Moyen-Orient. Rencontre.
De quel message êtes-vous porteur?
Je viens délivrer un message de reconnaissance, un grand merci au peuple suisse, grand ami du peuple arménien.
Les Suisses ont été avec les Arméniens pendant toute la période difficile et cruciale de notre histoire, après 1915 et le génocide arménien, quand nous étions plongés dans une grande incertitude. Nous déplorions 1,5 million de morts, les survivants demeuraient sans abri, sans amis, désespérés.
Le sens de votre visite se veut-il plus spirituel que politique?
Dans ce contexte, le peuple suisse est devenu - pour utiliser une expression de l'Evangile - notre Bon Samaritain. Des missionnaires suisses ont quitté leur paix, leur tranquillité, pour aider les Arméniens dans des conditions difficiles, dangereuses, qui restent difficiles à imaginer.
Leur action a été portée par la foi chrétienne, pour secourir un peuple opprimé, massacré. Mais pas seulement, ils étaient aussi mus par la dignité, par des valeurs humanitaires et morales. Le soutien des Suisses n'a pas été seulement spirituel, il a été tangible, visible, réel. Ce fut un grand mouvement à la fois oecuménique et humain.
Mais aujourd'hui, la Turquie est devenue une puissance avec laquelle le monde compte, ce message reste-t-il audible?
Aujourd'hui, le monde est différent, dominé par des intérêts économiques et des considérations géopolitiques qui s'opposent souvent aux valeurs humaines et morales. Si les Etats agissent sur la base de leurs intérêts, les religions doivent agir sur la base de leurs valeurs. Il s'agit d'une énorme différence.
Et je pense encore qu'il se manifeste toujours une spécificité suisse au sein de la communauté internationale, c'est de porter une parole qui place les valeurs humaines avant les intérêts géopolitiques.
C'est la vocation particulière de la Suisse, un petit pays de valeurs et de traditions. D'ailleurs, Gustave Ador ou Giuseppe Motta ont plaidé la cause arménienne devant la Société des nations. Cette cause était et reste une cause de justice.
Comment percevez-vous les prises de position de certains intellectuels turcs en faveur d'une reconnaissance du génocide arménien?
Ici ou là, il existe des contacts, des interactions, des rencontres, des échanges, des colloques, des débats où se nouent des contacts entre Turcs et Arméniens. Ce sont des points positifs, constructifs et encourageants qu'il faut approfondir. Ce sont les signes d'une prise de conscience, d'un éveil. Il est bon de discuter et de réfléchir ensemble. Ce sont des éclaireurs qui contribuent à créer un climat de détente.
Les sociétés civiles sont des grandes forces, il ne faut pas ignorer leur rôle. Il faut faciliter, accompagner ce rapprochement, car nouer des relations entre deux nations reste plus difficile que des contacts institutionnels entre deux Etats.
Pour quelles raisons?
Entre les deux peuples, il existe une mémoire collective enracinée dans les consciences et elle reste le produit de l'histoire. Les choses ne vont pas changer ni se transformer facilement. J'en veux pour preuve le protocole de Zurich entre l'Arménie et la Turquie. Il a été rejeté par la diaspora.
Le siège de votre Eglise est au Liban, alors quel regard portez-vous sur les conflits du Moyen-Orient?
La situation actuelle au Moyen-Orient est très dangereuse. Je le dis clairement: la présence chrétienne y est vraiment menacée. Chaque jour, des chrétiens quittent la région et nous sommes devant un grand danger. Préserver notre sécurité est devenu très difficile.
Est-il possible de rester?
Les racines de notre Eglise sont à Jérusalem car le christianisme est de naissance orientale. Il n'est pas étranger à la région, il n'est pas dans la périphérie des sociétés du Moyen-Orient, il fait partie de son histoire.
Nous appartenons aux civilisations, aux cultures, à l'histoire du Moyen-Orient. C'est pour cela qu'à tout prix, il faut rester fermement attaché à la région. Mais il faut aussi être réaliste, face à ce terrorisme extrémiste qui crée une telle situation où rester devient impossible, alors que nous partageons des siècles de coexistence islamo-chrétienne.
Elle a été au centre de notre histoire dans cette région. On a accepté et respecté nos différences dans un esprit de convivialité. Nous n'avons pas de problèmes avec les musulmans, nous avons un problème avec ce terrorisme extrémiste qui crée une situation intenable. Il ne se dresse pas seulement contre les chrétiens, mais contre toutes les minorités.
Selon vous, comment faudrait-il aborder la situation?
La question du Moyen-Orient doit s'appréhender comme un problème global, dans une perspective plus large. Que faire devant un tel danger? Il faudrait élaborer une stratégie pour déraciner ce mal.
Je prône une politique compréhensive, où les facteurs politiques, diplomatiques, économiques et militaires doivent avoir une place particulière pour parvenir à une synthèse, à une combinaison cohérente. Une campagne militaire est à elle seule insuffisante. Il ne s'agit pas de voir les choses comme une nouvelle croisade, ce serait trop lourd de conséquences.
Dans ces conditions difficiles, dans cet espoir aussi, les Eglises doivent avoir un rôle prophétique, être la voix du peuple, donner des signes d'espérance et d'amour face à cette incertitude. Et les pays musulmans doivent jouer un rôle d'avant-garde.
Au niveau de la pratique religieuse, votre Eglise est-elle confrontée à une crise de la foi?
Vous savez, la crise de la foi est un phénomène panchrétien. L'Eglise de Dieu se trouve confrontée à un monde différent, mondialisé. Il n'existe plus de frontières face à des valeurs séculaires qui tentent de marginaliser le religieux en général.
Ce sécularisme comporte différentes dimensions et manifestations qui dominent les sociétés mondiales. Face à cela, la réforme de l'Eglise est importante. Elle doit être avec le peuple, au-delà de ses frontières liturgiques et institutionnelles.
C'est un message pastoral qui ressemble à celui du pape François...
Je considère, comme le pape François qu'il faut une Eglise qui soit, comme je l'ai dit dans un livre publié en anglais, "en dehors d'elle-même". J'apprécie l'action du Saint-Père. Elle cherche à établir des ponts entre l'Eglise et le peuple. C'est pourquoi je lui ai proposé un concile Vatican III, pour un aggiornamento de l'Eglise, pour qu'elle soit plus crédible et en dialogue avec les réalités d'aujourd'hui.