Que faut-il faire de "Mein Kampf"?
CULTURE - Mein Kampf entre dans le domaine public le 1er janvier 2016 (1): le land de Bavière, qui en détient les droits, ne va plus pouvoir s'opposer à de nouvelles éditions et à de nouvelles traductions. Cette politique de rétention de la commercialisation de l'ouvrage n'a d'ailleurs pas empêché que l'ouvrage soit devenu un "best-seller mondial" (A. Vitkine, Mein Kampf. Histoire d'un livre, Flammarion, 2013).
L'on peut plus aisément convenir de ce que le livre écrit par Adolf Hitler entre 1925 et 1927 est un ouvrage d'une très grande importance politique et historique que de ce qu'il s'agit d'une "grande œuvre politique", soit le titre de l'ouvrage dans lequel l'historien des idées politiques Jean-Jacques Chevallier en a commis une lecture néanmoins critique (Les grandes œuvres politiques de Machiavel à nos jours, Armand Colin, 1970, 2e éd., p. 265-287). Le problème particulier de ce livre est consigné au chapitre XI du premier volume ("Le peuple et la race") même si sa doctrine de l'État tout entière en résonne, comme la conclusion du livre qui en résume le caractère pangermaniste, raciste et antisémite: "Un État qui, à une époque de contamination des races, veille jalousement à la conservation des meilleurs éléments de la sienne, doit devenir un jour le maître de la terre ‒Que les adhérents de notre mouvement ne l'oublient jamais..."). Cet antisémitisme d'Hitler, l'historien Timothy Snyder en a proposé un ressort psycho-politique dans Black Earth: The Holocaust as History and Warning. Il s'en est expliqué dans un entretien accordé à Edward Delman pour The Atlantic:
"Hitler, dit-il, soutient que la pensée abstraite -qu'elle soit normative ou scientifique‒ est constitutivement juive. Il n'y a en fait aucune façon de penser le monde, considère-t-il, qui nous permette de voir les êtres humains comme êtres humains. Toute idée qui nous donne à nous voir réciproquement comme des êtres humains -que cette idée consiste en un contrat social, en un contrat de droit, en une solidarité ouvrière, ou qu'il s'agisse du Christianisme- vient, pense-t-il, des Juifs. Aussi, pour Hitler, afin que les individus puissent faire peuple, afin qu'ils redeviennent conformes à leur essence, et représentent leur race, ces idées [celles qu'il impute aux Juifs] doivent être éloignées. Et la seule façon d'y parvenir est de supprimer les Juifs. Et si vous supprimez les Juifs, alors le monde reviendra nécessairement à ce qu'Hitler considère comme son état primitif, normal: la guerre entre les races, celles-ci s'entretuant, s'affamant jusqu'à la mort, et essayant de s'approprier les terres les unes des autres" (The Atlantic, 9 septembre 2015: c'est nous qui traduisons).
L'histoire éditoriale et juridique de Mein Kampf n'est pas facile à écrire à l'échelle internationale, en raison d'importantes variations nationales et culturelles vis-à-vis de cet ouvrage, des variations qui s'étendent sur un spectre allant de son interdiction légale ou de l'endiguement légal des discours destinés à en faire l'apologie, jusqu'aux aires culturelles dans lesquelles il peut être regardé avec une très grande faveur (le monde arabo-musulman contemporain ou la Turquie), en passant par une majorité d'États (dont des États européens) dans lesquels la vente de l'ouvrage est tout ce qu'il y a de légal.
En France, l'histoire éditoriale de Mein Kampf n'est pas moins sinueuse, depuis la primo-publication française de l'ouvrage entre deux-guerres à partir d'intentions politiques contradictoires (chez les uns l'intention de donner à voir le péril dont il sourd, chez les autres la volonté d'en faire l'apologie) jusqu'au procès en interdiction qui s'est tenu en 1979 successivement devant le tribunal de grande instance de Versailles et la cour d'appel de Paris.
À l'évidence les juges furent embarrassés par la demande d'interdiction judiciaire préventive d'une réédition de l'ouvrage formée par la LICRA. En substance, la LICRA et ses juristes-conseils, au nombre desquels figurait Robert Badinter, arguait de ce qu'un nouvel ordre symbolique avait été défini en France par la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, soit le texte qui a introduit une répression des actes à caractère raciste et des incitations à la haine dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Ce faisant, la LICRA mettait en évidence quelque chose de paradoxal dans l'immunité juridique dont a bénéficié Mein Kampf: alors que la liste des ouvrages condamnés ou interdits en France au titre des "bonnes mœurs" était interminable, le "pernicieux" Mein Kampf (selon l'expression des juges) pouvait être vendu sans difficultés, entre autres raisons parce que les infractions de provocation aux crimes et délits ont une définition très stricte et très restrictive en droit français.
Plutôt que de condamner ou d'interdire un ouvrage dont la vente était alors licite, le tribunal de grande instance de Versailles et la cour d'appel de Paris (Licra c/ Les nouvelles éditions latines, 11 juillet 1979) ont donc préféré assortir la réédition envisagée de l'ouvrage d'un long avertissement d'une dizaine de pages de rappel au lecteur de l'incompatibilité absolue des valeurs promues par Mein Kampf d'une part, les valeurs de l'Europe démocratique et de la République d'autre part telles qu'elles ressortent notamment des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 réprimant les discours de haine raciale ou religieuse. Du même coup, les décisions judiciaires de 1979 ont accordé une sorte de "droit acquis" à l'existence et à la commercialisation du livre d'Adolf Hitler, dont les ventes françaises s'élèvent à 2500 à 3000 exemplaires par an (Antoine Vitkine, précité, p. 220), les acheteurs étant pour une part des extrémistes et, pour une majorité d'entre eux, aux dires de l'éditeur, "[des] curieux, [des] étudiants, [des] lycéens, [des] enseignants, [des] historiens, voire [des] des personnes âgées désireuses de lire enfin cet ouvrage dont elles ont tant entendu parler" (A. Vitkine, précité, p. 220).
Quelle est la doctrine juridique et judiciaire des pouvoirs publics pour l'après 1er janvier 2016? En l'état, l'État est silencieux. Le ministère de l'Intérieur n'a pas fait savoir si le ministre ferait usage contre Mein Kampf, qu'il s'agisse de sa version disponible aujourd'hui et/ou des nouvelles éditions hypothétiquement envisagées par des éditeurs, des prérogatives qu'il tient de l'article 14 de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse: interdiction de la vente aux mineurs; interdiction d'exposer l'ouvrage à la vue du public en quelque lieu que ce soit; interdiction d'effectuer en faveur de l'ouvrage de la publicité au moyen de prospectus, d'annonces ou insertions publiées dans la presse, de lettres-circulaires adressées aux acquéreurs éventuels ou d'émissions radiodiffusées ou télévisées.
Le ministère de la Culture et de la Communication et le ministère de l'Éducation nationale n'ont pas plus indiqué leur doctrine relative à l'acquisition des rééditions de l'ouvrage par les bibliothèques publiques en général et par les bibliothèques publiques scolaires ou universitaires en particulier. Pas plus qu'ils n'ont dit s'ils mettraient en place un système d'autorisation spéciale pour la consultation (ou l'emprunt) de l'ouvrage, à la manière de la bibliothèque de l'Hôtel de ville de Paris avec le livre Hitlériens: idées centrales de "Mein Kampf", manuel écrit pour ses partisans (par A. Hitler; [préf. Et postface de F. Sorlot], Paris, Les Nouvelles éditions latines, 1935) ou comme il en existe pour la projection des films de propagande nazi archivés par le Centre national du cinéma et de l'image animée (Archives françaises du film) et comptant à ce titre dans le domaine public mobilier de l'État.
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(1) Le Cercle français de droit des médias et de la culture organise le 24 septembre 2015 à 18 heures une rencontre-débat autour du thème: Que faut-il faire de Mein Kampf? La rencontre a lieu dans la salle des mariages de la Mairie du IVe arrondissement à Paris (1, Place Baudoyer, 75004 Paris, métros Saint-Paul ou Hôtel de ville). Les intervenants sont: ‒ Alain David, philosophe, président de la LICRA Dijon et de la commission "Mémoire, histoire et droits de l'Homme" de la LICRA, auteur de Racisme et antisémitisme. Essai de philosophie sur l'envers des concepts (Ellipses, 2001) ‒ François Delpla, Historien, auteur notamment de Une histoire du IIIe Reich (Perrin, 2014) et de Nuremberg face à l'Histoire (Archipoche, 2015) ‒ Séverine Dupuy-Busson, docteur en droit, avocate au Barreau de Paris ‒ Pascal Mbongo, professeur de droit public à l'Université de Poitiers, auteur notamment de Libertés et droits fondamentaux (Berger-Levrault, 2015) et co-directeur avec François Hervouët et Carlo Santulli du Dictionnaire encyclopédique de l'Etat (Berger-Levrault, 2014). Entrée libre.
L'on peut plus aisément convenir de ce que le livre écrit par Adolf Hitler entre 1925 et 1927 est un ouvrage d'une très grande importance politique et historique que de ce qu'il s'agit d'une "grande œuvre politique", soit le titre de l'ouvrage dans lequel l'historien des idées politiques Jean-Jacques Chevallier en a commis une lecture néanmoins critique (Les grandes œuvres politiques de Machiavel à nos jours, Armand Colin, 1970, 2e éd., p. 265-287). Le problème particulier de ce livre est consigné au chapitre XI du premier volume ("Le peuple et la race") même si sa doctrine de l'État tout entière en résonne, comme la conclusion du livre qui en résume le caractère pangermaniste, raciste et antisémite: "Un État qui, à une époque de contamination des races, veille jalousement à la conservation des meilleurs éléments de la sienne, doit devenir un jour le maître de la terre ‒Que les adhérents de notre mouvement ne l'oublient jamais..."). Cet antisémitisme d'Hitler, l'historien Timothy Snyder en a proposé un ressort psycho-politique dans Black Earth: The Holocaust as History and Warning. Il s'en est expliqué dans un entretien accordé à Edward Delman pour The Atlantic:
"Hitler, dit-il, soutient que la pensée abstraite -qu'elle soit normative ou scientifique‒ est constitutivement juive. Il n'y a en fait aucune façon de penser le monde, considère-t-il, qui nous permette de voir les êtres humains comme êtres humains. Toute idée qui nous donne à nous voir réciproquement comme des êtres humains -que cette idée consiste en un contrat social, en un contrat de droit, en une solidarité ouvrière, ou qu'il s'agisse du Christianisme- vient, pense-t-il, des Juifs. Aussi, pour Hitler, afin que les individus puissent faire peuple, afin qu'ils redeviennent conformes à leur essence, et représentent leur race, ces idées [celles qu'il impute aux Juifs] doivent être éloignées. Et la seule façon d'y parvenir est de supprimer les Juifs. Et si vous supprimez les Juifs, alors le monde reviendra nécessairement à ce qu'Hitler considère comme son état primitif, normal: la guerre entre les races, celles-ci s'entretuant, s'affamant jusqu'à la mort, et essayant de s'approprier les terres les unes des autres" (The Atlantic, 9 septembre 2015: c'est nous qui traduisons).
L'histoire éditoriale et juridique de Mein Kampf n'est pas facile à écrire à l'échelle internationale, en raison d'importantes variations nationales et culturelles vis-à-vis de cet ouvrage, des variations qui s'étendent sur un spectre allant de son interdiction légale ou de l'endiguement légal des discours destinés à en faire l'apologie, jusqu'aux aires culturelles dans lesquelles il peut être regardé avec une très grande faveur (le monde arabo-musulman contemporain ou la Turquie), en passant par une majorité d'États (dont des États européens) dans lesquels la vente de l'ouvrage est tout ce qu'il y a de légal.
En France, l'histoire éditoriale de Mein Kampf n'est pas moins sinueuse, depuis la primo-publication française de l'ouvrage entre deux-guerres à partir d'intentions politiques contradictoires (chez les uns l'intention de donner à voir le péril dont il sourd, chez les autres la volonté d'en faire l'apologie) jusqu'au procès en interdiction qui s'est tenu en 1979 successivement devant le tribunal de grande instance de Versailles et la cour d'appel de Paris.
À l'évidence les juges furent embarrassés par la demande d'interdiction judiciaire préventive d'une réédition de l'ouvrage formée par la LICRA. En substance, la LICRA et ses juristes-conseils, au nombre desquels figurait Robert Badinter, arguait de ce qu'un nouvel ordre symbolique avait été défini en France par la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, soit le texte qui a introduit une répression des actes à caractère raciste et des incitations à la haine dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Ce faisant, la LICRA mettait en évidence quelque chose de paradoxal dans l'immunité juridique dont a bénéficié Mein Kampf: alors que la liste des ouvrages condamnés ou interdits en France au titre des "bonnes mœurs" était interminable, le "pernicieux" Mein Kampf (selon l'expression des juges) pouvait être vendu sans difficultés, entre autres raisons parce que les infractions de provocation aux crimes et délits ont une définition très stricte et très restrictive en droit français.
Plutôt que de condamner ou d'interdire un ouvrage dont la vente était alors licite, le tribunal de grande instance de Versailles et la cour d'appel de Paris (Licra c/ Les nouvelles éditions latines, 11 juillet 1979) ont donc préféré assortir la réédition envisagée de l'ouvrage d'un long avertissement d'une dizaine de pages de rappel au lecteur de l'incompatibilité absolue des valeurs promues par Mein Kampf d'une part, les valeurs de l'Europe démocratique et de la République d'autre part telles qu'elles ressortent notamment des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 réprimant les discours de haine raciale ou religieuse. Du même coup, les décisions judiciaires de 1979 ont accordé une sorte de "droit acquis" à l'existence et à la commercialisation du livre d'Adolf Hitler, dont les ventes françaises s'élèvent à 2500 à 3000 exemplaires par an (Antoine Vitkine, précité, p. 220), les acheteurs étant pour une part des extrémistes et, pour une majorité d'entre eux, aux dires de l'éditeur, "[des] curieux, [des] étudiants, [des] lycéens, [des] enseignants, [des] historiens, voire [des] des personnes âgées désireuses de lire enfin cet ouvrage dont elles ont tant entendu parler" (A. Vitkine, précité, p. 220).
Quelle est la doctrine juridique et judiciaire des pouvoirs publics pour l'après 1er janvier 2016? En l'état, l'État est silencieux. Le ministère de l'Intérieur n'a pas fait savoir si le ministre ferait usage contre Mein Kampf, qu'il s'agisse de sa version disponible aujourd'hui et/ou des nouvelles éditions hypothétiquement envisagées par des éditeurs, des prérogatives qu'il tient de l'article 14 de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse: interdiction de la vente aux mineurs; interdiction d'exposer l'ouvrage à la vue du public en quelque lieu que ce soit; interdiction d'effectuer en faveur de l'ouvrage de la publicité au moyen de prospectus, d'annonces ou insertions publiées dans la presse, de lettres-circulaires adressées aux acquéreurs éventuels ou d'émissions radiodiffusées ou télévisées.
Le ministère de la Culture et de la Communication et le ministère de l'Éducation nationale n'ont pas plus indiqué leur doctrine relative à l'acquisition des rééditions de l'ouvrage par les bibliothèques publiques en général et par les bibliothèques publiques scolaires ou universitaires en particulier. Pas plus qu'ils n'ont dit s'ils mettraient en place un système d'autorisation spéciale pour la consultation (ou l'emprunt) de l'ouvrage, à la manière de la bibliothèque de l'Hôtel de ville de Paris avec le livre Hitlériens: idées centrales de "Mein Kampf", manuel écrit pour ses partisans (par A. Hitler; [préf. Et postface de F. Sorlot], Paris, Les Nouvelles éditions latines, 1935) ou comme il en existe pour la projection des films de propagande nazi archivés par le Centre national du cinéma et de l'image animée (Archives françaises du film) et comptant à ce titre dans le domaine public mobilier de l'État.
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(1) Le Cercle français de droit des médias et de la culture organise le 24 septembre 2015 à 18 heures une rencontre-débat autour du thème: Que faut-il faire de Mein Kampf? La rencontre a lieu dans la salle des mariages de la Mairie du IVe arrondissement à Paris (1, Place Baudoyer, 75004 Paris, métros Saint-Paul ou Hôtel de ville). Les intervenants sont: ‒ Alain David, philosophe, président de la LICRA Dijon et de la commission "Mémoire, histoire et droits de l'Homme" de la LICRA, auteur de Racisme et antisémitisme. Essai de philosophie sur l'envers des concepts (Ellipses, 2001) ‒ François Delpla, Historien, auteur notamment de Une histoire du IIIe Reich (Perrin, 2014) et de Nuremberg face à l'Histoire (Archipoche, 2015) ‒ Séverine Dupuy-Busson, docteur en droit, avocate au Barreau de Paris ‒ Pascal Mbongo, professeur de droit public à l'Université de Poitiers, auteur notamment de Libertés et droits fondamentaux (Berger-Levrault, 2015) et co-directeur avec François Hervouët et Carlo Santulli du Dictionnaire encyclopédique de l'Etat (Berger-Levrault, 2014). Entrée libre.
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