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Сентябрь
2015

Tous les témoins sont-ils dignes de confiance?

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CULTURE - Quelle est la part de fiction, de dissimulations inconscientes voire de mensonges dans les souvenirs d'un témoin ou dans une autobiographie? Traditionnellement, le genre autobiographique n'inclut nullement la fiction dans son domaine de définition. Tout au contraire, la quête de la vérité ou le souci de sincérité sont les critères ultimes qui garantissent l'authenticité d'un récit du moi.

C'est pourquoi L'imposteur, récit de l'écrivain espagnol Javier Cercas, qui pousse jusqu'au vertige le questionnement toujours latent sur l'irréductible composante fictive de toute autobiographie, est particulièrement intéressant.

Le dessein de Cercas était de démasquer Enric Marco, un octogénaire menteur et manipulateur. L'entreprise était périlleuse. Cercas ne l'ignorait pas. Par goût de la célébrité, le séduisant mythomane espagnol s'était en effet forgé de toutes pièces un destin héroïque de témoin de la Shoah, qui avait trompé tout le monde jusqu'en 2005.

Bourré d'appréhensions diffuses l'auteur, que l'on sent fasciné par son sujet, a consacré un texte hybride, mi-biographique, mi-autobiographique au faux témoin nommé Enric Marco, qu'il a longuement interrogé. En écrivant de son vivant la biographie d'un manipulateur ayant prétendu à tort au titre de Juste, Cercas a naturellement couru le risque d'alimenter le délire du vieil homme.

D'ailleurs, en conclusion de son roman, captif du vacillement des notions de vérité et de mensonge, Cercas assimile le travail du romancier à celui d'un imposteur. Le raccourci est sans doute excessif: la richesse du métier d'écrivain, surtout s'il est autobiographe, tient à sa quête de la connaissance objective, incompatible avec l'auto-valorisation de soi.

Enric Marco était coupable d'avoir multiplié ses identités puis de s'être fabriqué une existence d'opposant à Franco et de déporté au camp nazi de Flössenburg. À la fin de sa vie, doté d'un inexplicable pouvoir de séduction, il s'était même forgé un statut de vedette médiatique. L'analyse de son aventure par Cercas fait froid dans le dos.

Pourtant, ce n'est pas le seul cas où un témoignage historique concernant la Shoah a été entaché de mensonges. Dans son livre récemment réédité, Le mythe du grand silence, le philosophe François Azouvi évoque le cas de Binjamin Wilkomirski (Bruno Dössekker de son vrai nom) qui, dans un récit à succès intitulé Fragments, une enfance 1939-1948 (1995), se présentait faussement comme un Polonais, ancien déporté en raison de sa judéité.

Pour quelles raisons profondes mentir ainsi? L'historienne Régine Robin propose le concept de "mémoire de substitution" pour éclairer ces cas troublants d'usurpations d'identité. En Espagne, dans les années 1980 ou 1990, se faire passer pour une victime de la Shoah offrait la certitude de gagner l'estime de tout un peuple. D'ailleurs, dans son roman, Cercas ne manque pas de dénoncer, à juste titre, ce dévoiement typique de la fin du XXe siècle consistant à confondre les victimes avec des héros.

Le fait qu'Enric Marco ait, pendant trente ans, multiplié les occasions de témoigner était-il l'indice de son imposture ? Son penchant pour l'autobiographie perpétuelle constituait-il une preuve évidente de sa mythomanie ? Selon Javier Cercas, la société civile espagnole était tellement obnubilée par l'impérieux souci d'oublier les années noires du franquisme et de la guerre qu'un causeur tel qu'Enric Marco aurait dû paraître d'emblée suspect.

Mais le cas espagnol est tout à fait spécifique. Les Français, quant à eux, n'ont jamais cherché à étouffer la vérité sur la guerre. Si l'on en croit le philosophe François Azouvi, qui a étudié toutes les formes de productions culturelles diffusées en France à partir de 1945, la vérité sur les camps de concentration n'y a jamais été occultée.

Bien qu'ils aient rarement été écoutés, certains déportés et nombre d'intellectuels français ont effectivement décrit, dès la Libération, l'entreprise génocidaire nazie. Dans l'immédiat après-guerre, François Azouvi rappelle que Claudel, Mauriac, Mounier, Sartre ou Camus ont évoqué la destruction des Juifs d'Europe.

Seulement, entre 1950 et 1960, c'étaient prioritairement les Résistants qui étaient héroïsés par les Gaullistes et ces écrivains sont malheureusement demeurés inaudibles. Il a fallu attendre le tournant des années 1970 pour que la mémoire des victimes de la solution finale s'impose enfin.

D'autres publications de la rentrée littéraire confirment que les frontières entre la littérature et l'histoire tendent à s'effacer progressivement. Avec son dernier roman intitulé 2084, La Fin du monde, récriture du 1984 d'Orwell, qu'on pourrait aussi lire comme une reformulation de La peste de Camus, l'écrivain franco-algérien, Boualem Sansal, se fait témoin du présent.

Certes, toute référence autobiographique est absente de son récit. Mais la dimension visionnaire du roman, qui représente un monde totalitaire effrayant, dominé par un islamisme devenu hégémonique, est un avertissement, fondé sur l'expérience historique personnelle de l'auteur.

Dans un de ses anciens romans, datant de 2008, Sansal publiait déjà une fiction inspirée d'un fait réel: Le village de l'Allemand ou Le journal des frères Schiller. Deux journaux intimes en constituent la narration, ceux des fils d'un ancien nazi, secrètement reconverti en moudjahid au service du FLN. L'ex S.S. s'était d'ailleurs tellement bien intégré à son village qu'il en était devenu le Cheikh.

Relu en écho à notre actualité politique, Le village de l'Allemand prend aussi une dimension prophétique. Après le traumatisme du massacre de leurs parents par le G.I.A., les deux frères, élevés en France, avaient découvert le passé dissimulé de leur père, l'ancien tortionnaire. Leurs journaux intimes sont deux témoignages poignants sur l'inquiétante proximité entre le nazisme et l'islamisme.

Que ce soit dans 2084 ou dans Le village de l'Allemand, Sansal met à profit la puissance de la fiction pour exercer une critique politique courageuse et lucide. Son œuvre a une dimension de témoignage et d'avertissement. De façon générale, les ressources stylistiques les plus variées des meilleurs auteurs doivent être mobilisées en cas de péril pour l'humanité. Et dans ce cas, un témoignage fictif est parfois plus digne de confiance que le récit d'un témoin oculaire difficile à vérifier.

Pour aller plus loin:


Romans 1999-2011 de Boualem Sansal, Gallimard, Collection Quarto, 2015.

2084, La fin du monde de Boualem Sansal, Gallimard, Collection blanche 2015.

Le mythe du grand silence, Auschwitz, les Français, la mémoire de François Azouvi, édition revue et augmentée avec une postface inédite, Folio Histoire, 2015.


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