Trente années d'amitié et de BD
Un ouvrage passionnant retrace l'aventure artistique commune de Pajak, Noyau et Mix & Remix
EMMANUEL BIANCHI
info@lacote.ch
La scène se déroule chez Frédéric Pajak à Lausanne à la fin des années 1980. Yves Nussbaum, dit Noyau, un jeune dessinateur originaire de Neuchâtel, vient le rencontrer, déterminé à collaborer à son "hebdomadaire satirique" "La Nuit". On prépare un couscous en son honneur. On convie des potes, parmi lesquels Philippe Becquelin (Mix & Remix). L'invité débarque enfin, met les pieds sous la table et se défoule aussitôt sur son hôte pour ne plus s'arrêter. De cette soirée à couteaux tirés, une amitié durable naît qui verra, durant plus de trente ans, trois créateurs rétifs à l'autorité collaborer ou lancer ensemble plusieurs titres de presse indépendants.
Résistance
A-t-on oublié ce que les années 1980 ont symbolisé pour les médias, comme pour les arts populaires, partout en Occident? "L'instant où l'industrie et la culture se mettent à marcher ensemble, main dans la main", selon le philosophe français Alain Badiou.
Notamment incarnée par la naissance de la chaîne américaine MTV, cette uniformisation des goûts se double alors d'une neutralité de ton, sinon d'une absence d'audace dont la presse généraliste fait les frais tant en Suisse que dans l'Hexagone. Le mot "formatage" entre alors dans les lexiques. A ce triomphe du nivellement des esprits par le bas, certains opposent néanmoins une résistance.
"La presse meurt? Vivent les journaux!", claironnent ainsi le trio Pajak, Mix & Remix et Noyau - bientôt rejoints par Anna Sommer. Le dessin est alors leur métier. Le non-sens, leur grammaire. La rébellion, leur ADN. Créateurs capables de peindre à l'huile comme de noircir des graffitis, ils se tiennent chacun prudemment loin des cercles artistiques. Littéraires, mais pas journalistes, le monde éditorial "homologué" les rebute. Dadas ou punks dans l'âme, héritiers malgré eux de la "free press" britannique des sixties, ils créent bientôt leurs propres journaux avec des bouts de ficelles: après "La Nuit", apparu en 1986, naît ainsi "Good Boy" que distribue la radio Couleur 3, puis "L'Eternité hebdomadaire" (1994) dont certains numéros sont conçus dans le beffroi de la cathédrale de Lausanne. Mix & Remix y étant alors... veilleur!
De Zurich à Lausanne ou Paris, les dessins circulent par courrier postal. On les découvre ensuite imprimés sur du papier journal ou de prospectus, dans des formats démesurés ou minuscules. Ça marche? Leurs auteurs s'en moquent. C'est qu'un idéal les porte: offrir au grand public des dessins et des textes réservés à des amateurs éclairés. "Imprimer des oeuvres durables sur un support éphémère." Et, au passage, réformer en profondeur le métier de dessinateur de presse.
Enfance durable
" C'était notre enfance , déclare Frédéric Pajak. Elle a duré au moins trente ans. " Affaire de potes, ménage artistique à trois, itinéraire créatif commun absolument singulier: l'aventure chaotique vécue par les "3 Suisses" se découvre aujourd'hui à travers ces "Etoiles souterraines". Un copieux ouvrage au tonnage impressionnant qui, en 528 pages, conte un désordre créateur d'une liberté déchirante. Déchirante parce qu'entre reproductions de cartoons, de strips, de bandes dessinées ou de photoromans, cette publication nous fait mesurer combien presse ne rime plus que si peu aujourd'hui avec opinion, hauteur et cran - on n'ose à peine écrire "vision".
Humour acéré
Féroce souvent, lucide toujours, la bande offrait alors à travers ses expérimentations et titres successifs ("Culte", "L'Imbécile de Paris" et "9 Semaines avant l'élection") une mesure brusque, peut-être, mais pleinement consciente de leur temps. Visionnaire, même! A l'image de ce sketch, "La Reine des Suisses: un problème", signé Pajak et publié dans le magazine "Voir" en 1988: La "Reine des Suisses" s'ennuie sur son trône. Un valet soudain la prévient: "Majesté, des réfugiés sont aux portes du royaume." La monarque ignore de quoi il s'agit. On lui explique: "Ce sont des étrangers qui ont quitté leur pays. Ils réclament refuge chez vous." De mauvaise grâce, la Reine vient les trouver, demandant ce qu'ils désirent. "L'asile politique!" Elle les balaye d'un souffle. Les réfugiés disparaissent pour, un instant plus tard, réapparaître grouillant autour d'elle, comme un essaim de mouches. La Reine: "Mince, un fléau humanitaire".