Vider la Syrie, l'arme stratégique du régime de Bachar al-Assad
Derrière la crise humanitaire des réfugiés se joue une épuration confessionnelle et ethnique orchestrée par le dictateur syrien, estime le politologue Antoine Basbous.
Sara Sahli
Cinq ans de guerre en Syrie ont causé une crise humanitaire sans précédent. La moitié de la population syrienne est désormais déplacée et presque un quart a quitté le pays. Alors que l'Europe prend la mesure du drame de l'exil de ces réfugiés, l'issue du conflit semble de plus en plus incertaine.
Antoine Basbous, politologue, auteur du "Tsunami arabe" et directeur de l'Observatoire des pays arabes à Paris livre son analyse depuis le sultanat d'Oman.
Le débat sur l'accueil des réfugiés fait rage en Europe. Comment cette crise est-elle perçue dans les pays du Golfe?
Les réfugiés syriens ne sont pas leur priorité. Les pays de la péninsule arabique se sentent surtout concernés par la crise yéménite à leur porte.
Les chaînes satellitaires de la région, notamment la qatarie, ont envoyé leurs journalistes aux quatre coins de l'Europe, surtout pour rendre compte de ce qui ne va pas et pour détourner l'attention de ces pays, qui n'ont pas accueilli beaucoup de réfugiés syriens.
Comment expliquez-vous que ces pétromonarchies ferment leur territoire aux réfugiés, alors que le Liban, la Jordanie et la Turquie en abritent plus de 4 millions?
Ces Etats préfèrent financer des camps de réfugiés en Jordanie et dans les pays voisins qu'ouvrir leur territoire aux réfugiés. Ce n'est pas un problème de capacités, c'est plutôt un choix politique. Il y a des craintes sécuritaires mais pas seulement.
L'Arabie saoudite et les autres monarchies du Golfe préfèrent employer des millions d'Asiatiques qui ne sont pas arabophones et qui ne risquent pas d'être confondus avec des Arabes. Ils craignent que la population syrienne s'assimile à la leur et prétende un jour à la citoyenneté.
D'ailleurs, les quelques dizaines de milliers de réfugiés syriens en Arabie saoudite n'ont pas de statut légal, ne peuvent travailler et sont simplement tolérés. Au lieu de mettre leurs actes en conformité avec leur discours, ils agissent de manière frileuse, alors qu'ils ont plus que les autres le devoir moral d'accueillir leurs "frères" persécutés.
Sur le plan diplomatique, Oman se distingue des autres pays de la péninsule arabique.
Oman a joué le rôle de facilitateur dans les prémices de l'accord irano-occidental en accueillant des réunions secrètes entre Américains et Iraniens, et c'est aussi le seul état arabe qui ait reçu le ministre syrien des Affaires étrangères.
Mais son diagnostic de la crise syrienne ne semble pas réaliste. Réhabiliter Assad, alors qu'il se trouve aux abois, est complètement illusoire. Mascate héberge aussi les négociations entre les différents belligérants au Yémen, sous l'égide de l'ONU.
Quelle est la réalité de Bachar al-Assad aujourd'hui?
Elle n'est plus celle d'un dirigeant d'un Etat, mais d'un petit chef de milice confessionnelle, embrigadé par Téhéran et protégé par lui. Même si toute l'armée russe venait appuyer son armée, Assad ne peut espérer que le maintien de ses positions en pays alaouite. L'Iran et la Russie veulent un "alaouistan" élargi, intégrant les villes de Damas et Homs et qui s'étendrait ainsi jusqu'à la Bekaa libanaise, fief du Hezbollah.
S e dirige-t-on vers une partition de la Syrie?
Elle est gravée déjà sur le terrain. Le Kurdistan syrien est aux deux-tiers réalisé. Cent ans après les accords de Sykes-Picot, qui ont dessiné en 1916 le Moyen-Orient que nous connaissions, de nouvelles frontières voient le jour.
La partition de la Syrie n'est pas un scénario, elle s'est faite dans le sang à travers un véritable nettoyage ethnique et confessionnel. Dans ce sens, chasser sa population sunnite hors de Syrie représente une arme stratégique pour Bachar al-Assad. Cette crise résulte de sinistres calculs de ré-équilibrage démographique.
Donc le drame des réfugiés que l'on connaît aujourd'hui serait le résultat d'un jeu stratégique?
Oui, Assad veut alléger le poids démographique des sunnites en Syrie. Il entend ainsi renforcer la masse des alaouites minoritaires par rapport à la population totale et faciliter la création de son "alaouistan". De même, les djihadistes opèrent une "purification religieuse" à l'encontre des minorités sur les territoires qu'ils contrôlent.
En Europe, on ne regarde cette crise qu'avec le registre de l'émotion. Or il y a une dimension stratégique chez les acteurs qui ont fabriqué ces migrants.
En Turquie, les passeurs agissent désormais près des postes de police, affichent leur numéro de mobile turc et les prix sur les réseaux sociaux... Erdogan envoie ainsi un message aux Occidentaux qui n'ont pas accepté la zone d'exclusion pour les réfugiés à la frontière syrienne et qui ont refusé de combattre Assad. Il leur fait payer l'addition de leur renoncement en ouvrant les vannes.
Quelle responsabilité portent l'Europe et les Etats-Unis dans cette crise?
L'Occident a agi comme un mollusque en refusant d'aider sérieusement les opposants d'Assad. Il aurait fallu soutenir les révolutionnaires qui ne voulaient pas un Etat islamique, mais un Etat avec des droits civiques.
Assad n'a pas voulu réformer comme l'ont fait les monarques d'Oman, du Maroc et de Jordanie. Il a pris le parti de tirer sur les civils et de "djihadiser" la contestation pour l'assimiler à des terroristes à éliminer. Dæch en est un résultat. Et nous avons laissé faire.
Les débats tournent autour d'une intervention contre Daech: Vladimir Poutine a exposé au Conseil de sécurité de l'ONU son idée d'une coalition internationale incluant la Chine et l'Iran.
Il y a peu de chance qu'une telle coalition voit le jour. Et combattre seulement Daech ne suffira pas à résoudre le problème. Cette crise migratoire est le fait de la guerre qui dévaste la Syrie depuis 2011. Daech, qui a fait son apparition en 2014, n'y a pas d'avenir, puisqu'il existe d'autres offres sunnites, contrairement à l'Irak.
La solution serait plutôt à trouver du côté d'une accélération de la partition de la Syrie et de l'Irak, à travers une reconnaissance de jure des "faits accomplis" sur le terrain. Dans la mesure où on accélère cette partition, avec la création d'un "sunnistan non djihadiste" en Syrie sous la tutelle de la Jordanie et de la Turquie, compatible avec les valeurs internationales, aux côtés de "l'Alaouistan" et du Kurdistan, on réduira le flot de sang qui coule et la capacité de nuisance d'Assad et de Daech.
Cette opération peut être qualifiée par les diplomates de "fédération ou confédération" syrienne pour sauver les apparences.