ru24.pro
Все новости
Декабрь
2024
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15
16
17
18
19
20
21
22
23
24
25
26
27
28
29
30
31

Le Panopticum russe, éternel

0
La maison d'édition genevoise La Baconnière présente la première traduction française d'une nouvelle d'Andreï Sobol écrite il y a presque pile cent ans et susceptible de devenir une découverte… y compris pour des lecteurs russophones avisés.

La maison d'édition genevoise La Baconnière présente la première traduction française d'une nouvelle d'Andreï Sobol écrite il y a presque pile cent ans et susceptible de devenir une découverte… y compris pour des lecteurs russophones avisés.

Née en 1927 sous le nom de « À la Baconnière », la maison d'édition a depuis lors abrégé son nom en « La Baconnière » et quitté les rives du lac de Neuchâtel pour celles du lac Léman – côté genevois. Bien que nullement spécialisée dans la littérature de langue russe, elle compte parmi “ses” auteurs Sergueï Dovlatov et Svetlana Alexievitch, ainsi que des Américains ayant des racines russes parmi lesquels le lauréat du prix Nobel de littérature 1976 Saul Bellow et les écrivains moins connus que sont Grisha Bruskin et Marianna Volkova, de même que l'ancien professeur de l'Université de Genève Boris Mouravieff, né en Russie en 1890 et qui l’a pour de bon quittée en 1920. Soit une année avant qu'Andreï Mikhaïlovitch Sobol n'écrive son Panopticum.

En réalité, lui ne s'appelait pas Andreï, mais Julius et, si on creuse un peu, pire encore : Israël, fils de Moïse. C’est ainsi ! Il est donc né Israël Moiseevitch Sobol en 1888, à Saratov, une ville située à 726 kilomètres au sud-est de Moscou, sur la rive droite (rive ouest) de la Volga. Sa vie fut mouvementée. Adhésion au Parti socialiste-révolutionnaire, travaux forcés et exil, fuite de la colonie à l'étranger, retour illégal en Russie, errance à travers la Russie, arrestations par les Blancs et les Rouges... En fin de compte, après la guerre civile : reconnaissance du pouvoir soviétique, voire même coopération avec lui en tant que l'un des secrétaires de l'Union panrusse des écrivains. Mais pour finir, c'est le suicide (à la troisième tentative) à Moscou, le 7 juin 1926. De cet événement malheureux, j’ai trouvé la description suivante : « Par une soirée étouffante de juin, un homme d'âge moyen vêtu d'un costume croisé démodé s'est approché du monument de Pouchkine sur le boulevard Tverskoï. Sortant un revolver de la poche intérieure de sa veste, l'homme l'a maladroitement porté à son estomac, a appuyé sur la gâchette avec son pouce et, deux heures plus tard, est mort d'une perte de sang dans un hôpital de Moscou ». Il n’en pouvait simplement plus. Car après tout, même si Andreï Sobol était sioniste par moment, il était avant tout un idéaliste. Et, comme l’avait dit Mikhaïl Lermontov à propos de la mort d’Alexandre Pouchkine : « l’âme du poète a succombé ». Au moment de sa mort, Andreï Sobol, cet « homme d'âge moyen», n'avait que 38 ans. Un an de plus que Pouchkine.

Le récit le plus détaillé de la vie d'Andreï Sobol – laissons-lui le pseudonyme sous lequel il est devenu célèbre – est écrit, à ma connaissance, par Vladimir Khazan, chercheur à l'Université hébraïque de Jérusalem et publié en 2017 à Boston sous ce titre éloquent : A Double Burden, a Double Cross. Andrei Sobol as a Russian-Jewish Writer. Il n'est guère nécessaire d'expliquer à mes lecteurs ce que l'on entend par un double fardeau et une double croix, dont l'une des moitiés est une étoile de David. (J’ai trouvé un extrait de cette étude en russe sur ce site).

L'héritage littéraire de l'écrivain Andreï Sobol, bien que quasi invisible pendant près d'un siècle dans le sillage ses contemporains les plus célèbres, est assez conséquent. Un recueil de ses œuvres en quatre volumes a été publié en 1926 ; un autre, en trois volumes, en 1928. Il a surtout écrit des nouvelles, mais également des œuvres plus importantes : le roman La poussière, en 1915 ; le fameux Salon-Wagon, en 1922. Depuis la fin des années 1920, les œuvres de Sobol n'ont toutefois plus été rééditées, ayant été considérées comme “décadentes”. Ce n'est que pendant la perestroïka que plusieurs de ses récits ont été intégrés dans le magazine Ogonyok. Après quoi, en 2001, la maison d'édition moscovite Knigopisnaya Palata publiait un recueil de 320 pages sous le titre approprié d’Homme à la mer, comprenant Le Panopticum, présentement et pour la première fois traduit en français par la Belge Fanchon Deligne.

La seule recension de cette publication que j’ai pu lire jusqu'à présent a été rédigée par l'écrivaine d’origine russe Elena Balsamo et publiée dans Le Monde des livres. Très brève, elle commence par les mots suivants : « Activiste sioniste aux sympathies socialistes... ». Compte tenu notamment de la situation géopolitique actuelle, il y a lieu de croire que de nombreux lecteurs du quotidien français n'iront pas plus loin. J’ai donc décidé de poursuivre l'histoire.

C’est “presque” par hasard que Le Panopticum, cette longue nouvelle ou court roman, est parvenue entre les mains de la maison d'édition genevoise. Dans les faits, un extrait de ce texte traduit dans le livre d'Annick Morard intitulé Ourod. Autopsie culturelle des monstres en Russie et publié par la même maison d'édition La Baconnière en 2020 avait vivement impressionné l’écrivain Jil Silberstein, connu de mes lecteurs. D’où son désir d’en soumettre l’intégralité à Fanchon Deligne – laquelle, succombant à son tour au charme de ce petit bijou, prenait sur elle d’en entreprendre la traduction avant que tous deux lui fassent prendre la direction de… La Baconnière.

Le premier paragraphe du texte de Sobol évoque les cartes de vœux du Noël orthodoxe et du Nouvel An russe, voire les paysages d'hiver des grands paysagistes russes. Ou encore ceux de ces Russes « à double croix » que furent les peintres Isaac Lévitan et Marc Chagall. Lisez cela : « Jours blancs, nuits blanches. Il fait tout blanc. Des congères hautes comme un homme se dressent derrière les portes cochères, derrière les haies, dans les jardins et potagers – montagnes immaculés. Dans le ciel, pas un point, pas la moindre petite tache, mais en bas, frêles masures et cahutes de guingois se dessinent, semblables à des petits raisins secs sur une brioche vaporeuse ».

Si beau et délicieux, n’est-ce pas ?

Mais voilà que le deuxième paragraphe tourne la page sur cette délicieuse beauté et positionne brusquement le lecteur dans le temps et l'espace : « La ville de Krasno-Selimsk traverse sa deuxième année. L’ancienne cité de Tsarevo-Selimsk comptait bien plusieurs siècles, mais les Rouges ont frappé le tsar par-derrière. Le chef de la police du district a été abattu sur le mont aux Chèvres. Dans le commissariat, sur un mur, un rectangle blanchâtre remplace le portrait de l’homme portant la couronne et le globe ; mais sur le pan de mur voisin, recouvert du même papier peint moisi et criblé de souvenir de mouches, il y a un nouveau portrait : celui du chef de garnison, en campagne dans le Kouban. Le comité du district a élu domicile dans sa maison. La châsse contenant les reliques du monastère Saints-Bori-et-Gleb a été emportée dans un wagon flanqué de l’inscription “poissons”. Un futuriste pétersbourgeois vêtu d’une veste de travail matelassée a ouvert un atelier de poétique. Et la neige continue te tomber et de tomber. » 

Tous les lecteurs ne feront pas le triste rapprochement entre le wagon de poissons et le wagon d'huîtres dans lequel la dépouille de Tchekhov fut transportée d'Allemagne à la gare de Nikolayevsky – fait que rapporte Dominique Rivaz dans son film intitulé Un Selfie avec Anton Tchekhov. Il n’empêche : tous prendront certainement en compte tout le reste : la révolution a eu lieu, les panneaux et les enseignes ont été changés, la guerre civile bat son plein, les coupures d'électricité abondent. Tout comme d'habitude….

Or voilà qu’un Panopticum fait irruption dans cette réalité, avec son « enseigne certes rachitique – ne comptant pas plus de trois petites ampoules –, mais néanmoins … éblouissant ». L’enseigne qui promet des “merveilles”. Dans le récit de Sobol, son Panopticum apparaît comme une sorte de cirque ambulant. Mais rappelons ici l'étymologie du mot telle qu’elle apparaît dans un dictionnaire.

« Panopticum ou Panopticon (du grec πν “tout” + πτικός “visible ”), dans un sens du mot : le projet d'une institution de régime, une prison idéale ou une maison de travail, hypothétiquement administrée et supervisée par une seule personne – un directeur-gouverneur. Au sens large du terme panopticon : un musée, une collection de divers objets extraordinaires (par exemple des figures de cire, des créatures vivantes bizarres, des raretés, des poupées, etc.). Au sens figuré, c'est un rassemblement de quelque chose d'incroyable, d'effrayant ».

Si le philosophe et historien Michel Foucault en fait, dans Surveiller et punir (1975), le modèle abstrait d'une société disciplinaire axée sur le contrôle social, chez Andreï Sobol son Panopticum apparaît dans la splendeur de tous les multiples sens possibles – ce qui est immédiatement perceptible pour le lecteur habitué à la langue d’Ésope. Dans l'édition française, tous les personnages – ils sont vingt-deux pour un texte relativement court – sont présentés dès le début de la nouvelle, comme s'il s'agissait d'une pièce de théâtre : il y a les « membres du personnel », les « pièces de musée » et les « membres de la communauté des anarchistes-égocentristes », tous mêlés par les circonstances de la vie comme les cartes d'un jeu et qui plus est évoluant dans un environnement de miroirs déformants. La référence à la pièce de théâtre est une excellente trouvaille de l'éditeur, car le lecteur assiste à la représentation, non seulement d'un théâtre et d'un cirque, mais aussi d'une vie, dans laquelle tout – l'amour, la mort, les rencontres et les séparations – nous sont présentés comme une série de “numéros” distincts, tous genres melangés.

Dans sa préface, la décidément courageuse traductrice Fanchon Deligne, qui s'est attaquée à ce texte si complexe que même les locuteurs de langue russe ne comprendront pas d'emblée, compare le récit de Sobol à un kaléidoscope – le mot juste est ainsi trouvé ! Souvenez-vous des kaléidoscopes-jouets de notre enfance dans lesquels, une fois secoués, les verres multicolores se pliaient en de nouveaux motifs, toujours symétriques…

Comment les « petites gens » survivent-elles dans le froid, dans la faim, en des temps où toute symétrie est brisée ? Le cœur du lecteur étranger ne se serrera probablement pas à la mention du « gardon de l'année dernière » ; il ne saisira pas toutes les perles du langage juteux d'Andreï Sobol ; pour autant, la réponse que l’auteur donne à cette question brûlante, il la comprendra à coup sûr : grâce à la préservation de l'humanité chez l’homme. Grâce à la compassion – presque physiquement ressentie dans ce « tableau d’une exposition » russe ; dans cette capture d'écran colorée du chaos noir et blanc qui règne toujours en Russie, avant, pendant et après les fameuses révoltes, insensées et sans merci.

 

 

вторник, 26 ноября 2024
Рубрика: 
Подпись к изображению: 
Andreï Sobol, 1888 - 1926 (DR)