Message à «Papa poule»
Monsieur Nostalgie nous parle ce dimanche de Sady Rebbot. L’acteur disparaissait le 12 octobre 1994, il incarna « Papa poule » à la télévision. Et si l’enfance ressemblait à cette famille monoparentale échouée dans une maison délabrée de Montreuil…
Hier, j’écoutais François Mauriac, de sa voix asthmatique, presque éteinte, gravissant parfois les aigus à la fin de ses phrases pour leur donner une aspérité chantante ; l’écrivain dissertait sur l’enfance et les chemins de la création littéraire. Il répondait aux questions d’un journaliste dans le parc de Saint-Symphorien pour une émission pleine de componction et d’agenouillement datant de 1969. Le nobélisé 1952 se rappelait ses deux mois de vacances dans ce parc des Landes, pays de cocagne et de lectures intensives où murissait déjà une œuvre charnelle et empêchée, celle d’un catholique « mal pensant » comme il aimait à se définir. Les pins et les illustrations d’Hetzel saupoudraient sa conversation, il semblait heureux de les évoquer avec ce style contrit et fanfaron. Il y a du fanfaron chez Mauriac, une manière de briller en sourdine. J’ai moi-même essayé de retrouver dans ma mémoire, l’oscillation de cette enfance. D’aller puiser honnêtement à la source quelques reliquats de mes jeunes années sans les enjoliver, ni les embuer. J’entrevoyais bien quelques traces lointaines de mon étrange ruralité provinciale, des odeurs de chais et d’essence, des grands fûts apposés à des murs noirs, des publicités d’apéritifs viniques aux vertus médicinales tapissant le bureau de ma grand-mère, cheftaine blonde, une collection de guides Michelin dans une bibliothèque, il ne me reste plus que l’édition 1903, et des voitures de sport blanches au bruit infernal que mon père garait en travers avec l’insouciance yéyé. Tout ça était confus et à vrai dire peut-être recréé, reconstruit par mon imagination mêlée aux souvenirs de mes propres parents. Donc, pas tout à fait à moi. Je n’en étais même pas le dépositaire. Pourtant, je n’avais pas complètement rêvé. Il y avait dans ce garage immense au sol tamisé, des siphons par milliers avec leurs becs en étain, de toutes les couleurs, rose bonbon et bleu layette, entreposés dans des caisses en bois. J’en suis certain, les caisses montaient jusqu’au plafond. Mais si je pousse l’introspection plus loin, si je ne veux pas me laisser enfermer dans cette gravure d’époque, la sensation de l’enfance, la vraie, son amertume chaude, son brouillard heureux, ses tâtonnements tristes, je les dois à « Papa poule ». Aucun autre programme ne me plonge dans ce mirage cotonneux, ambigu car hésitant à choisir le camp de mes émotions. La joie de retrouver cette famille, ses gentilles frasques quotidiennes et ce pincement au cœur que je ressens dans ma chair avec déjà, en point de mire, les fracas de l’âge adulte à venir. Je regardais « Papa poule » avec une sorte d’envoûtement et d’incertitude, de légers tressaillements. Les larmes prêtes à couler comme si elles attendaient le générique pour déverser leur trop-plein, comme si elles annonçaient un passage vers l’adolescence. Cinq ans après, à onze ans, nous avions changé de monde et de lieu. On avait quitté Montreuil pour le Vésinet, Bernard Chalette et ses enfants pour le vaudeville bourgeois de « Maguy ». Nous sommes nombreux dans ma génération née dans les années 1970 à vénérer cette série d’Antenne 2 déclinée en deux saisons et comportant 12 feuilletons. Nous étions entre 1980 et 1982, Giono entrait dans la Pléiade et Renaud passait un mois de janvier entier à l’Olympia. C’est alors que Sady Rebbot, né à Casa au Maroc en 1935, nous est apparu, frisé, l’œil rond, aimant et dépassé par sa progéniture turbulente, sa bonté qui n’était pas suintante était plus que rassurante dans nos campagnes. Elle avait quelque chose de naturelle et de reposante. Il faisait face aux pires situations ménagères sans perdre ses nerfs. « Papa poule » est aujourd’hui étudié comme un phénomène de société, annonçant les brisures familiales et l’avènement du père célibataire chargé d’une marmaille sympathique. À sept ou huit ans, nous ne regardions pas cette saga avec des yeux de sociologue. Nous trouvions que « Nanard », dessinateur dans la publicité, élevait Éva, Claire, Paul et Julienne avec amour et discipline. Nous aimions retrouver Sady Rebbot au volant de son Estafette clownesque, rire à ce running gag du dogue allemand tirant sur la laisse de son maître, et puis nous étions captivés par cette maison à l’abandon, clos de mur, à l’herbe haute et au marronnier centenaire, elle avait des allures d’Ermitage célinien, on se serait cru à Meudon. « Papa poule » aura toujours l’odeur du chocolat en poudre et des îles flottantes de grand-mère et nous repensons souvent à Sady, ce père légitime de substitution.
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