Talleyrand : la postérité chancelante du "diable boiteux" racontée dans un livre
A part Napoléon, quel autre homme de leur génération aura autant nourri le meilleur de notre littérature ? Balzac, qui voyait en Talleyrand "le dernier grand seigneur français", le met en scène dans son roman Une ténébreuse affaire. Le 19 mai 1838, au surlendemain de la mort du diplomate impavide, Victor Hugo prend des notes – qui donneront un des morceaux de bravoure de ses Choses vues. On se souvient bien sûr du passage mythique des Mémoires d’outre-tombe où Chateaubriand surprend Talleyrand et Fouché ("le vice appuyé sur le bras du crime") rendant allégeance à Louis XVIII : "Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment." A la toute fin des Mémoires d’outre-tombe, Talleyrand est assassiné sur plusieurs pages savoureuses.
Il faudrait également évoquer l’analyse très juste qu’André Suarès fait de la personnalité aristocratique Talleyrand dans ses Vues sur Napoléon. Citons enfin Sacha Guitry cabotinant dans le rôle-titre de sa pièce (et de son film) Le Diable boiteux. Impossible de passer à côté d’un tel personnage, supérieur, spirituel et rusé. Jusqu’à une date récente, Talleyrand demeurait aussi une référence dans le monde politique. Michel Poniatowski, ministre de l’Intérieur sous Giscard, lui a ainsi consacré cinq livres ! Rappelons que l’élégant "Ponia" avait le privilège de descendre du duc de Morny, donc de Talleyrand. On ne peut pas en dire autant de Gérald Darmanin ou de Mathilde Panot…
Années d'exil en Amérique
Autrefois figure patrimoniale inévitable, le fourbe évêque d’Autun reste surtout une figure culte pour quelques happy few naviguant entre le Quai d’Orsay et les clubs parisiens (Talleyrand cofonda en 1828 le Cercle de l’Union, ancêtre du Nouveau Cercle de l’Union, toujours existant). A ceux-là, on conseille vivement la lecture de la biographie illustrée que Charles-Eloi Vial signe sur le ministre des Relations extérieures de Napoléon. Coédité par Perrin et la Bibliothèque nationale de France, le livre bénéficie des archives (souvent inédites) fournies par cette dernière : les estampes, notamment, sont superbes, et rendent encore plus vivant le récit de la vie rocambolesque d’un homme qui, né sous l’Ancien Régime, en 1754, n’aura jamais renoncé à la douceur de vivre.
Au berceau, l’enfant est affublé d’une tare, son pied bot, que compense un don, sa fine intelligence – dans ses Mémoires, Talleyrand se vante d’avoir l’esprit des Mortemart (l’une de ses arrière-grands-mères était issue de cette famille réputée pour son humour). Condamné à la carrière ecclésiastique, il parvient très tôt à y faire son trou, ne renonçant ni à la fortune ni aux femmes, qui seront deux des grandes affaires de sa vie. "Pour de l’argent, il vendrait son âme, et il aurait raison, car il troquerait son fumier contre de l’or", dit de lui Mirabeau.
On connaît le rôle ambigu de Talleyrand sous la Révolution, moins ses années d’exil en Amérique (1794-1796), où il achète des terrains, envisage furtivement de se reconvertir dans la chasse au castor et dresse ce constat prophétique : "Du côté de l’Amérique, l’Europe doit toujours avoir les yeux ouverts, et ne fournir aucun prétexte de récrimination ou de représailles. L’Amérique s’accroît chaque jour. Elle deviendra un pouvoir colossal, et un moment doit arriver où, placée vis-à-vis de l’Europe, en communication plus facile par le moyen de nouvelles découvertes, elle désirera dire son mot dans nos affaires et y mettre la main…"
Piques acérées
Plutôt que de s’enrichir outre-Atlantique, Talleyrand retournera s’illustrer sur le Vieux Continent, jusqu’au sommet du congrès de Vienne en 1814-1815. On se rappelle ses bons mots (parfois apocryphes) et les piques acérées que ce gentleman savait adresser à ses adversaires. Comme celle-ci : "Fouché a le plus grand mépris pour l’espèce humaine, parce qu’il s’est beaucoup étudié." Ou celle-là : "M. de Chateaubriand se croit sourd depuis qu’il n’entend plus parler de lui."
Dans le Mémorial de Sainte-Hélène, Napoléon, rancunier à son égard, le décrit comme "toujours en état de trahison". C’est faux : de son château de Valençay à son hôtel particulier de la rue Saint-Florentin, à Paris, Talleyrand sera resté jusqu’au bout fidèle à lui-même, à sa naissance et à ses plaisirs, dont le whist, auquel il pouvait jouer plusieurs heures par jour. Autant de traits de caractère que l’on retrouve dans le livre de Charles-Eloi Vial.
Talleyrand. La puissance de l’équilibre, par Charles-Eloi Vial. Perrin/BNF, 247 p., 25 €.