Pourquoi il faut voir "Maman déchire", documentaire déjanté et bouleversant
Dix ans après Pauline s’arrache, Emilie Brisavoine réalise Maman déchire. Deux films qui ne méritent pas l’infamante étiquette de "documentaire" et que je définirais comme des CQCD (C’est Quoi Cette Dinguerie) catégorie plus exigeante que celle des films WTF (What The Fuck), dans laquelle s’engouffrent trop de films de genres : science-fiction, gore, etc. Exemple de film labélisé CQCD : Riverboom.
Si vous ne faites pas partie des 9 480 spectateurs (honte à vous, public chéri !) qui sont allés voir Pauline s’arrache en 2015, je vous briefe. Pendant deux ans, Emilie Brisavoine introduit sa caméra pas cachée dans sa propre famille. Pauline, sa demi-sœur, a 15 ans, elle habite encore chez ses parents, deux reines de la nuit sur le retour qui se sont connus dans une boîte gay parisienne où il faisait des numéros de transformiste (Marilyn Monroe, Mylène Farmer, etc.). Il avait 20 ans, elle en avait 28. Elle avait perdu la garde de ses deux premiers enfants, à savoir Emilie (la réalisatrice) et son petit frère. A la suite de quoi, la Maman qui déchire s’était convertie au punk, histoire d’envoyer chier les mecs. Elle a donc flashé sur le trav' : "Celui-là, je le veux et je l’aurai". L’improbable s’est produit, elle l’a eu. Il faut dire qu’elle était encore très jolie sur les images tournées à l’époque. Elle ne l’est plus du tout, quinze ans plus tard, avec trente kilos de plus, ses cheveux rouges et ses dents pourries. Les punks ne vont pas chez le dentiste, ils sont trop douillets. On ne comprend pas bien de quoi ils vivent, sinon de leurs engueulades. Cette famille est une usine à se cracher à la gueule. Ça n’arrête pas. Et Pauline qui n’est pas en reste cherche le moyen de s’arracher de ces cassos de parents qu’elle aime et qui la détruisent. Ça lui prendra deux ans, le temps du tournage du film.
Si vous êtes arrivés à soutenir la beauté et la force de Pauline s’arrache (en vente à 2,99 euros sur AppleTV), vous êtes mûrs pour la suite, dix ans plus tard, quand Emilie Brisavoine retourne dans sa famille filmer Maman déchire. Elle veut lui parler, mettre les choses au point, vider son sac, lui envoyer une bonne fois à la figure tout le mal qu’elle a leur fait, à ses enfants. Et à son beau-père aussi, elle veut dire des trucs. Impossible. Ça ne sort pas. Elle lui montre alors la séquence où il hurle après Pauline, le cinéma peut servir d’anti-miroir, on s’y voit tel qu’on est. A peine gêné, il s’en console : "D’habitude, j’aime pas ma voix, je la trouve trop efféminée, mais quand je crie comme ça, je fais mec." Il a un passif, lui aussi, qu’on découvre à la faveur de l’extrait d’une émission de Delarue où il fit sensation : "Ma mère m’a eu à 11 ans, mon père en avait 15". Il n’a connu ses parents que sur le tard. Le trop tard. Ce n’est pas une excuse, c’est la face révélée des so funny queens of the night.
Chef d’œuvre
Dix ans après Pauline s’arrache, Emilie tient toujours la caméra, mais l’image est meilleure, le son aussi, et surtout elle est présente à l’écran, se filme en train d’essayer de guérir, des psys en visio, un radiesthésiste en présentiel censé lui remettre les chakras en place grâce à une manipulation du corps sans le toucher, pure magie, drolatique de pathétique.
C’est aussi un film sur son petit frère hypocondriaque, courant lui aussi d’un médecin à l’autre en quête d’un diagnostic qui révélera enfin la présence du cancer de l’enfance malheureuse. "Ceux qui aiment les enfants n’en font pas", je ne sais plus qui dit ça dans le film, mais ça m’est resté.
Il faut dire en quoi les deux films d’Emilie Brisavoine sont un chef-d’œuvre. Le sujet, la méthode, l’esthétique sont du même bois déjanté, fragile, bouleversant. Il faut dire aussi que le budget est énorme, entièrement financé par le courage de la réalisatrice, et elle en a pour se payer un tel casting d’enfer : sa famille, une bande de narcissiques qui ont fait don de leur personne au cinéma. A la post-prod, une chef monteuse hors pair, la vie.