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"En Fanfare", "Les Tuche" ou "HPI"… Que cache le succès fou des comédies nordistes ?

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L’irrésistible crescendo du Boléro de Ravel crache ses dernières notes – grosses caisses et cymbales –, et s’achève, abrupt, sur un écran noir. Le générique de fin débute dans le silence, vite troublé par quelques applaudissements, qui entraînent le reste de la salle. Demandez autour de vous : presque toutes les séances d’En Fanfare se terminent dans la même communion d’enthousiasme, plus si fréquente dans les salles de cinéma. Déjà vu plus de 2 millions de fois depuis sa sortie le 28 novembre, le film d’Emmanuel Courcol a bénéficié d’un excellent bouche-à-oreille, et créé la surprise cinématographique de l’hiver aussi bien à Paris que hors de la capitale.

L’intrigue réinterprète quelques classiques du genre. Atteint d’une leucémie, Thibaut, un grand chef d’orchestre parisien (incarné par Benjamin Lavernhe, de la Comédie Française), découvre au détour d’un test ADN l’existence d’un frère biologique, Jimmy (campé par Pierre Lottin, des Tuche), employé de cantine scolaire, joueur de trombone dans un village du Nord, et seul donneur compatible pour une greffe de moelle osseuse. Un peu du long fleuve tranquille, un brin de Full Monty, sans jamais tout à fait en emprunter les chemins trop balisés : En Fanfare joue son air avec finesse.

N’empêche, les ressors du succès sont bien là. Pour Aurélie Pinto, sociologue spécialiste du cinéma, la plupart des longs-métrages populaires de ces dernières décennies jouent la carte de contrastes sociaux exacerbés : des classes bourgeoises ou populaires plus ou moins caricaturées, des protagonistes hauts en couleur qui débarquent soudainement dans un univers opposé au leur, sans en connaître les codes ou les traditions. "Le choc des cultures a toujours existé dans la fiction, parce qu’il est très cinématographique et comique. Mais derrière ce type de scénario, il y a une volonté de résoudre ce mépris de classe, puisque les deux mondes finissent toujours par se raccrocher à des valeurs communes. Et c’est ce qui plaît", souligne-t-elle.

Plus la fracture s’aggrave et plus nous semblons éprouver le besoin de l’exorciser par le rire. Ces dernières décennies, la société française s’est comme figée dans des destins sociaux et culturels, où les univers des uns croisent de moins en moins ceux des autres. A ces frontières – dues notamment au coût du logement, à la faillite de la méritocratie, etc. – s’ajoute désormais le fait que nous avons basculé dans ce que l’on pourrait nommer l’ère des "liens choisis". C’est assez frappant avec Internet : chacun croit être en relation avec la Terre entière, mais au bout du compte, les interactions se font surtout entre personnes du même avis.

"Situer un film dans le Nord, ça fonctionne tout de suite"

Ces bulles d’affinités dans lesquelles nous vivons rendent toute incursion "subie" de plus en plus insupportable, ce qui fournit une matière inépuisable aux comédies. Chasse gardée (sous-titré On ne choisit pas ses voisins) ; Cocorico (sous-titré On ne choisit pas ses ancêtres) ; L’heureuse élue (sous-titré On ne choisit pas sa belle-fille)… Rien que l’année dernière, trois comédies françaises (les deux premières ont cartonné) jouaient sur le même ressort : dépasser "ce que l’on ne choisit pas" pour refaire société commune.

Pour déployer son rire fédérateur, la nouvelle vague des satires sociales semble avoir trouvé un décor de choix : les briques rouges du nord de la France. En février 2008, Danny Boon est le premier à ouvrir la voie – ou plutôt l’autoroute – avec le succès immense et inattendu de Bienvenue chez les Ch’tis, qui va séduire plus de 20,4 millions de spectateurs (plus grand succès commercial du cinéma français à ce jour). Sur sa lancée, le même réalisateur enchaîne les blockbusters : Rien à déclarer (2010), dans lequel des douaniers belges et français doivent apprendre à cohabiter, est vu par 8,1 millions de spectateurs ; La Ch’tite famille (2018), qui met en scène un architecte en vogue ayant menti sur ses origines prolétaires, rattrapé par son passé et sa famille nordiste, par 5,6 millions de spectateurs.

Autre succès emblématique du "made in Hauts-de-France" : Les Tuche, dont le cinquième volet sort ce 5 février en salles. En 2010, le premier de la série était prévu sous le titre Ch’ti is Beautiful – c’est le film de Danny Boon qui en a décidé autrement – mais qu’importe : la saga de cette famille pauvre issue d’un village fictif du Nord et qui voit son destin chamboulé après avoir remporté 100 millions d’euros à la loterie a cumulé plus de 14 millions d’entrées en dix ans (1,5 million en 2010, 4,6 millions en 2016, 5,6 millions en 2018 et 2,4 millions en 2021).

"Situer un film dans le Nord, ça fonctionne tout de suite, remarque Aurélie Pinto. C’est devenu une espèce d’atout narratif, scénaristique, qui permet de placer le spectateur dans une réalité sociale spécifique [NDLR : la désindustrialisation] tout en entraînant des effets comiques sur les clichés liés à la région autour de l’accent, de la météo, de la gastronomie ou des modes de vie." Un parti pris qui fonctionne également pour des comédies plus politiques, à l’image de Rebelles (925 000 entrées en 2019), qui narre les aventures de trois ouvrières de Boulogne-sur-Mer empêtrées dans une série de problèmes après avoir tué involontairement leur patron, ou des Invisibles (1,3 million d’entrées la même année), qui retrace l’acharnement de travailleuses sociales pour sauver leur centre d’accueil pour femmes sans domicile fixe.

"Un savoir-faire reconnaissable"

Le succès de ces films repose en partie sur une série d’acteurs bien identifiés des Français, comme Dany Boon, Corinne Masiero ou Yolande Moreau, mais aussi, parfois, sur la présence de comédiens de circonstance, qui permettent d’ancrer directement le film dans une réalité reconnaissable. Ainsi, les vrais musiciens de l’Harmonie municipale des mineurs de Lallaing jouent-ils leur propre rôle dans En Fanfare. "Il y a ce besoin de justesse et de sincérité, que ce soit dans les thématiques choisies, le scénario, les acteurs ou la promo", confirme François Clerc, président d’Apollo Films et distributeur des Invisibles.

Depuis plusieurs décennies, la région Hauts-de-France a bien compris que la diversité de ses paysages, sa riche histoire et son emplacement à une heure de TGV de Paris, Londres et Bruxelles lui permettaient d’occuper une place stratégique dans l’industrie du cinéma. Via son agence régionale Pictanovo, créée en 1985, la région a ainsi largement contribué à l’essor des tournages sur son territoire. "Il y a un réel investissement politique sur le sujet, avec des enveloppes budgétaires qui ont plus que doublé depuis quelques années, passant de 4 à 8,6 millions d’euros", indique à L’Express Godefroy Vujicic, directeur général de Pictanovo.

La capacité de la région à mobiliser rapidement ses plus de 650 techniciens et 1200 décors "naturels ou bâtis" et de proposer des conditions de tournage idéales dans les 16 villes de son réseau "Film friendly" semble également avoir convaincu de nombreux producteurs et réalisateurs. En 2023, Pictanovo se réjouit ainsi de "plus de mille jours de tournages" sur le territoire, rien que sur le volet fiction. Les différents festivals organisés dans les Hauts-de-France, comme le CineComedies de Lens-Liévin, l’Arras Film Festival ou l’incontournable Séries Mania de Lille, ainsi que les multiples avant-premières organisées dans les grands complexes régionaux, n’en finissent plus d’attirer les spectateurs locaux ou nationaux. "A tel point que quand un film sort avec le label estampillé 'tourné dans le Nord', les spectateurs répondent présents : ils s’attendent à un certain type de comédies, avec une qualité spécifique et un savoir-faire reconnaissable", considère Laurent Coët, directeur d’un cinéma à Saint-Pol-sur-Ternoise (Pas-de-Calais) et vice-président de la Chambre syndicale des exploitants da la région Nord/Pas-de-Calais.

Soft power d'atmosphère

Le pari est d’ailleurs tout autant réussi sur le petit écran, comme en témoigne le succès de la série HPI, diffusée sur TF1 depuis 2021, et dont certains épisodes ont dépassé les 10 millions de téléspectateurs. Selon Ouest-France, c’est même la troisième série la plus regardée dans le pays depuis la création de la mesure moderne de l’audimat. Le synopsis : Morgane Alvaro (incarnée par Audrey Fleurot) est une femme de ménage, mère célibataire de 38 ans, qui possède 3 enfants, 2 ex, 5 crédits et 160 de QI. Elle va voir son destin basculer lorsque ses capacités hors normes sont repérées par la police lilloise, dont elle va devenir une consultante aussi rebelle qu’efficace. Voilà pour le point de départ. "Là encore, on peut se demander si la série aurait autant fonctionné si elle avait été tournée ailleurs. Le Nord est en fait utilisé en toile de fond, comme une composante à part entière de la série", fait valoir Laurent Coët.

Avec ce rôle de mère célibataire qui tient la dragée haute au reste de la société, Audrey Fleurot s’est au reste hissée parmi les femmes les plus populaires du pays : dans le classement de la Tribune Dimanche (réalisé auprès d’un échantillon de Français), elle est même désignée troisième personnalité féminine ayant marqué 2024. Peu l’ont relevé, mais à l’écran, le personnage qu’elle incarne dans HPI ressemble à s'y méprendre à Ingrid Levavasseur, mère célibataire, aide-soignante, et figure des gilets jaunes première mouture. Mêmes cheveux roux, mêmes coiffures, et même silhouette. "On me l’a déjà dit plusieurs fois, nous a confié cette dernière. Mais je n’ai pas pu m’en rendre compte par moi-même : je ne regarde pas HPI." Les créateurs de la série s’en sont-ils inspirés ou est-ce une coïncidence ? Après tout, peu importe. Voilà qui relève surtout d’une sorte de soft power d’atmosphère. Parfois, la chose publique fait son chemin par le divertissement. Et le Nord est son décor de prédilection.