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Stanley Cavell : philosophe du cinéma ou de l’ordinaire ?

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À peu près inconnue du grand public, la philosophie de Stanley Cavell (1926-2018) a pourtant fait du retour aux interrogations, aux doutes et aux problèmes les plus ancrés dans l’existence ordinaire son principe maître. L’ordinaire désigne ici la vie courante et quotidienne, la part banale, sans rien d’exceptionnel, de l’existence des individus. Dans cette perspective, le philosophe serait même à l’origine de tout un courant qui laisse une large place à l’étude des films, séries et de tout ce que l’on a coutume d’appeler la « pop culture ».

Si Cavell a accordé autant d’importance au cinéma, c’est qu’il avait cerné qu’il ne s’agissait ni d’un simple divertissement, ni du seul terrain de jeu des avant-gardes artistiques. Sa réflexion part de cette conviction : le cinéma contribue à l’éducation morale et à l’élaboration de l’identité de tout un chacun. Paru une première fois aux éditions Bayard en 2003 et réédité en 2010, le recueil Le cinéma nous rend-il meilleurs ? est désormais disponible aux éditions Vrin, dans la collection « Philosophie du présent ». C’est l’occasion de parcourir à nouveau l’itinéraire surprenant du philosophe américain et de mieux saisir la portée de son œuvre.

Un itinéraire intellectuel « éclectique » ?

Le livre, nous l’avons dit, est un recueil d’articles, publiés à l’origine sur une assez longue période allant de la fin des années 1970 au milieu des années 2000. Dans l’intervalle, les thèmes et les concepts du philosophe ont évolué. S’il y a unité du livre, elle se trouve dans la volonté de Cavell de présenter son parcours au public francophone.

Cavell, philosophe du cinéma pour les initiés, n’a pas rencontré immédiatement sa vocation. Il a d’abord étudié la composition musicale dans la prestigieuse université de Californie à Berkeley avant d’être reçu au conservatoire de Julliard. Cette éducation musicale de haut niveau ne satisfait pas longtemps le jeune homme. Il raconte avoir commencé à fréquenter, dès son admission dans le conservatoire new-yorkais, les salles obscures et à lire assidument de la philosophie. Mais, au même titre que l’unité de recueil, l’unité du parcours de Cavell n’est pas si évidente. Ses premiers travaux, dont sa thèse de doctorat, ont porté sur la question du scepticisme en philosophie dans le sillage des écrits de Wittgenstein, ainsi que sur la philosophie du langage ordinaire, inspirée des travaux du philosophe britannique J. L. Austin dont il a suivi l’enseignement. Ce n’est qu’ensuite que le cinéma est devenu un objet d’étude privilégié, que ce soit pour clarifier la nature de ce médium artistique1 ou pour identifier la pensée qui s’en dégage comme dans À la recherche du bonheur2. Si ce dernier filon ne s’est jamais épuisé, Cavell s’est également employé à transmettre les textes et les réflexions de grandes figures de la philosophie nord-américaine et en particulier de Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau, membres de l’un des plus fameux courants états-unien, le « Transcendantal Club ». Alors, l’unité de l’œuvre de Cavell réside-t-elle simplement dans son éclectisme ? Loin de là. « La philosophie après-demain » tente justement de retisser le fil qui tient ensemble tous ces thèmes de recherche. Ce fil n’est autre qu’une volonté de faire entrer en philosophie l’ordinaire. Qu’on ne se méprenne pas, l’objectif de Cavell n’a jamais été de produire un jargon philosophique à partir de films ou d’expériences populaires. Au contraire, ce qu’il retient de Wittgenstein, Austin et Emerson, ses maîtres en philosophie, c’est une méfiance envers les « envolées chroniques de la philosophie loin de l’ordinaire ». L’intuition fondatrice des recherches de Cavell, rappelée dans le recueil, est bien la nécessité de ramener la philosophie sur terre, sur le terrain de l’expérience ordinaire.

Un approfondissement des œuvres principales…

Les articles du recueil témoignent, certes, de l’évolution de la philosophie de Cavell dans ses principaux ouvrages et de son intérêt central pour une réflexion sur l’ordinaire. Mais ces textes approfondissent et complètent également les grands thèmes de sa pensée. L’initié en retirera une nouvelle confirmation de l’efficacité des concepts du philosophe pour analyser les productions cinématographiques et culturelles. Les articles reprennent les outils développés antérieurement et les appliquent à l’analyse d’œuvres nouvelles : celles des romancières britanniques Jane Austen et George Eliott, ou encore du maître du suspense Alfred Hitchcock (La mort aux trousses, 1959) et du cinéaste français Éric Rohmer (Conte d’hiver, 1992, Le rayon vert, 1986).

On retrouve, ainsi, dans les articles rassemblés ici les deux genres cinématographiques de prédilection de Cavell. Il s’agit des comédies du remariage (catégorie introduite dans À la recherche du bonheur) et de la femme inconnue3. Dans le premier, un couple marié rencontre une difficulté dans sa vie conjugale qui va être surmontée par une transformation des époux leur permettant de renouer le dialogue. Dans le second, une femme marginalisée et en proie au doute cherche une reconnaissance que ne lui offre pas son statut social actuel : sa condition de femme mariée. Complétant des analyses antérieures, l’article « Des bleus à l’âme » étudie la place du burlesque dans le premier genre où l’humiliation du mari s’avère parfois indispensable pour qu’il puisse retrouver les faveurs de son épouse. Un autre article offre une brillante réflexion sur le lien entre la pièce de Shakespeare Le conte d’hiver et le film Conte d’hiver de Rohmer. Le cinéaste français réécrit et interroge la pièce : Félicie, son héroïne, apparaît alors comme un exemple particulièrement riche de « femme inconnue » au cinéma.

…En vue d’une morale de l’ordinaire

Mais la réflexion sur l’ordinaire n’est jamais bien loin. Tout l’art du philosophe consiste à faire ressortir la très grande finesse et la subtilité de différentes œuvres qui proposent en définitive une morale de la vie ordinaire. Cette morale est une réflexion sur des actions et comportements quotidiens passant sous les radars des théories les plus répandues : le déontologisme ou morale des principes de Kant, et l’utilitarisme qui met l’accent sur la maximisation du bonheur. Ces deux approches centrées sur la question du choix moral constituent la « pédagogie professionnelle dominante » en matière d’éthique. Cavell reproche à cette dernière de laisser de côté de nombreuses questions que se posent les individus en ce qui concerne leur conduite et leur relation à autrui. Dans la vie ordinaire, on se demande souvent s’il faut garder rancune d’une mauvaise action, si l’on a été indélicat, vaniteux ou lâche – autant de questions qui ne sont pas toujours mises au premier plan dans les approches précédentes.

S’il avait été affilié à ces théories dominantes, Cavell se serait sûrement intéressé à ce qu’il désigne comme étant les « problèmes moraux médiatiques » tels qu’ils peuvent se manifester dans des œuvres cinématographiques. Mais, comme le montrent le recueil, les films auxquels le philosophe porte intérêt ne traitent ni des scandales politiques de dissimulation (et de leur dénonciation), ni de la désobéissance civile, ni de la peine de mort et de la pauvreté. Ces problématiques ne sont pas simplement « médiatiques », comme l’écrit notre philosophe avec une once de dédain, elles sont bel et bien importantes socialement. Or d’autres questions revêtent une importance existentielle ou biographique décisive sans pour autant éveiller l’intérêt des philosophes. C’est donc à propos de ces problèmes négligés et plus ancrés dans la vie ordinaire que Cavell n’a eu de cesse de s’interroger durant toute sa carrière. Car négliger ces problèmes, c’est négliger tout un pan de la vie morale et de la construction de notre identité.

En revenant sur l’itinéraire intellectuel de Cavell, les articles du recueil donnent l’occasion au philosophe de rappeler sa dette au courant du « perfectionnisme moral », courant dont Emerson semble être le premier représentant moderne. Ses continuateurs directs ou indirects (Nietzsche, Wittgenstein ou encore Heidegger, formant une liste assez hétéroclite) sont évoqués de manière quasi systématique par l’auteur. Cette forme d’éthique est centrée sur la volonté constante de changement personnel en vue d’une amélioration, en vue de « ‘‘notre moi non réalisé mais réalisable’’ », pour reprendre la devise d’Emerson que Cavell fait sienne. Ainsi, c’est un vrai programme de philosophie morale qui se dessine sous la plume de l’auteur. Ce programme devrait nous apprendre, comme l’a fait et le fait encore le cinéma, à nous changer nous-même, à questionner notre identité et nous améliorer sans cesse. L’éthique professionnelle s’est trop longtemps arrêtée sur les questions de principe, de droits ou d’obligation, dans la lignée du kantisme, ou encore sur les moyens de maximiser le bonheur dans la société, pour le versant utilitariste.

Le fil conducteur des recherches de Cavell pourrait donc s’appeler « perfectionnisme moral » et la dette la plus importante du philosophe serait à porter au crédit d’Emerson. De ce dernier, Cavell aurait hérité cette attention à des problématiques d’autant plus subtiles qu’elles sont ordinaires.

Avant de terminer, une remarque s’impose tout de même. Il ne s’agit pas de se méprendre sur la conception de l’identité proposée par Cavell. Le changement et l’amélioration de soi permanent auquel invite le « perfectionnisme moral » ne s’accompagne pas d’une identité personnelle instable et impossible à rassembler. Si les œuvres peuvent contribuer à nous faire réfléchir et changer, c’est qu’elles s’incorporent, pourrait-on dire, à l’identité individuelle et contribuent à la façonner. L’originalité de Cavell consiste donc bien à montrer comment les arts, qu’ils soient populaires ou plus élitistes, participent tous de l’élaboration d’une identité toujours plus riche en nous confrontant de manière réfléchie et indirecte aux questions d’une morale ordinaire.

Les articles de ce recueil résument indéniablement l’itinéraire intellectuel de Cavell et appliquent les résultats de ses recherches à des œuvres nouvelles. Mais, l’impression kaléidoscopique donnée par cet itinéraire de recherche comme ces différents articles ne doit pas tromper le lecteur. N’est-il pas toujours question dans ce livre de la manière dont s’élabore et se réélabore notre identité par sa confrontation au monde et aux œuvres ? Cavell le reconnaît volontiers dans la préface du recueil : sa place dans la philosophie du XXe siècle pourrait être comprise comme une tentative d’« introduire l’autobiographie en philosophie » en manière de contrepoint à l’étude de l’expérience consciente par la phénoménologie. Serait-ce une lecture distraite que d’entendre ici quelques résonnances de l’œuvre du philosophe français Paul Ricœur qui, plus que quiconque, a insisté sur le rôle des récits dans la construction de notre identité ?


Notes :
1 - voir le livre publié en 1971 : La projection du monde. Réflexions sur l’ontologie du cinéma, trad. fr. Christian Fournier, Paris, Vrin, « Philosophie du présent », 2019
2 - publié en 1981. Pour l’édition française, voir : À la recherche du bonheur, trad. fr. de Christian Fournier et Sandra Laugier, Paris, Vrin, « Philosophie du Présent, 2017
3 - genre étudié dans La protestation des larmes. Le mélodrame de la femme inconnue, trad. fr. de Pauline Soulat, Capricci Éditions, 2012