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La science-fiction au secours de nos imaginaires politiques ?

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Dans cet essai, Vincent Gerber, historien et militant proche des mouvances écologistes et libertaires, dépeint les liens étroits qui existent entre la science-fiction et la politique, mettant ainsi en lumière la portée des utopies science-fictionnelles dans une société comme la nôtre, fragilisée par des crises environnementales et sociétales. L’ouvrage s’articule en une dizaine de chapitres ainsi qu’une postface rédigée par l’autrice Corinne Morel Darleux. Gerber dépeint les caractéristiques et les apports de la science-fiction au service des idées progressistes, avant d’évoquer les limites auxquelles elle se heurte en tant que genre littéraire encore sous-représenté. Pour finir, Vincent Gerber met en lumière l’essor de nouvelles formes de récits et de sous-genres optimistes qui en appellent à des « futurs radieux » 1.

Une science-fiction qui milite pour le présent

Comme Vincent Gerber le rappelle, « faire de la science-fiction » ou « être un utopiste » sont, de nos jours, synonymes d’un manque de sérieux, voire d’un irréalisme certain. Or, pour reprendre les mots de l’autrice Ursula K. Le Guin, « [a]u point où nous en sommes, le réalisme est peut-être le moyen qui convient le moins pour comprendre et décrire les incroyables réalités de notre existence »2. Ces dernières années ont été marquées par un nouvel élan d’une science-fiction militante et critique qui fait écho à notre période d’incertitude et de défis. Ce renouveau est porté aussi bien par des éditeurs (La Volte, Les Moutons Électriques, Mnemos…) que par des auteurs (Alain Damasio, Kim Stanley Robinson, Becky Chambers…) qui s’inscrivent ensemble dans la recherche d’une littérature plus engagée.

La science-fiction est, contrairement à une conviction répandue, non pas une littérature exclusivement braquée sur l’avenir, mais résolument tournée vers notre présent, dont elle capture l’essence en anticipant ses évolutions et en exacerbant ses inclinations. Elle produit une peinture réaliste, voire naturaliste, de nos avenirs possibles à partir du présent dont elle se propose de mener l’étude et l’analyse.

Aussi la science-fiction occupe-t-elle différents rôles : elle nous permet de mieux comprendre le présent, autant qu’elle nous met en garde et remet en question l’immuable. Elle a ce pouvoir de changer les perspectives, de décrypter des tendances et ainsi de nous avertir sur ce que l’on pressent – un cas souvent figuré dans les dystopies. Pour beaucoup, elle n’est donc pas une échappatoire vers un monde imaginaire, mais bien une confrontation directe avec notre réalité.

Au-delà de ce rôle d’observatoire, elle permet de véhiculer des idées sous d’autres formes que celles qui habituellement traversent le milieu militant, et ainsi de les rendre plus accessibles et plus digestes, y compris auprès de lectorats non politisés qui ne se tournent pas nécessairement vers ces récits pour y trouver des réflexions particulières.

Faire émerger le possible

Gerber précise que, pour être opératoire, la science-fiction passe notamment par la création de mondes réalistes et vraisemblables, des univers qui ne sont pas ancrés dans le réel mais dans lesquels, par la « toute-puissance créatrice de l’auteur », on peut désormais accéder à des échelles bien plus larges qu’en littérature classique. Grâce à la suspension consentie de l’incrédulité, ce phénomène via lequel le lecteur finit par accepter l’existence de Hobbits au sein d’une société vraisemblable, la science-fiction permet de mettre en scène des hypothèses, à la manière d’un simulateur géant. Bien que demeure un certain conformisme des modèles de sociétés et de gouvernements en science-fiction (nous ne comptons plus les empires intergalactiques), il n’est pas rare de voir émerger certains modèles d’organisation originaux – par exemple la société anarcho-communiste d’Anarres dans Les Dépossédés d’Ursula K. Le Guin (1974).

Si la science-fiction a longtemps été vectrice des valeurs de l’ordre établi (nationalisme, militarisme, patriarcat…), une rupture progressive a pu amener une transition vers une science-fiction porteuse d’une critique sociale et de revendications libertaires et égalitaires. C’est cette new wave qui a permis au genre de l’imaginaire de revêtir son ADN queer et antisystème, et a rendu possible l’émergence de nouvelles utopies. Plus récemment, des mouvements comme le solarpunk ou hopepunk ont été propulsés sur le devant de la scène, proposant ainsi une nouvelle lecture de l’avenir plus optimiste, fondée sur la description de sociétés égalitaires, écologistes et bienveillantes.

Ces nouvelles utopies, qui rompent avec les formes traditionnelles du genre (lequel prend ses racines jusque dans l’Antiquité avec Platon, et plus tardivement avec l’œuvre fondatrice Utopie de Thomas More), admettent des imperfections et ne cherchent plus à se revendiquer comme des modèles. Des œuvres comme la série du « Cycle de la Culture » d’Iain M. Banks dépeignent des sociétés utopiques dont on va chercher à explorer les limites, comme par exemple la recherche d’une vérité unique qui finit, irrémédiablement, par déboucher sur des États totalitaires.

En ce sens, l’utopie devient un voyage plutôt qu’une fin en soi. Son renouveau doit à une approche plus ouverte et libre, qui multiplie les essais et les points de vue, en étant moins fermée et dogmatique. Pour Gerber, ces sociétés fictives, aussi idéales soient-elles, doivent être en mouvement perpétuel, polyphoniques, respectueuses des multiples réalités culturelles, locales, individuelles et collectives. Ainsi, l’utopie part de l’humain et de ses manières d’être, plutôt que de ce qu’il devrait être.

En conclusion, Vincent Gerber nous rappelle que les productions de science-fiction se gardent bien de présenter un programme. Le pouvoir de ce genre est avant tout de s’affranchir des limites du réel et de permettre aux possibles d’émerger. La science-fiction interroge, elle remet en cause, et pousse ainsi à prendre position. La littérature, en particulier la science-fiction, renverse symboliquement l’ordre établi grâce à son travail critique d’avertissement et d’interprétation du réel. En d’autres termes, elle n’apporte pas de solution clé en main, mais nous amène à formuler nos propres questions.

C’est dans un contexte politique et climatique incertain et anxiogène que ce genre peut trouver tout son intérêt, sa portée et sa pertinence. Revenons, pour conclure, sur l’émergence de sous-genres comme le solarpunk ou hopepunk qui, à l’inverse du cyberpunk nihiliste et sans espoir, ouvrent nos imaginaires à une nouvelle vague d’optimisme.


Notes :
1 - pour reprendre les mots de l’éditeur Les Moutons Électriques dans son anthologie dédiée au mouvement solarpunk parue plus tôt cette année
2 - Ursula K. Le Guin, Le langage de la nuit, trad. fr. Francis Guévremont, Le livre de poche, 2016, p. 62, citée p. 6 par Gerber