Pierre Sudreau, le ministre très proche du KGB : ces documents inédits qui en disent long
Journalistes, élus, conseillers, diplomates… Ils ont tous fréquenté assidument l’Elysée. Leur autre point commun ? Ils étaient des espions du Kremlin. Le KGB et ses successeurs ont recruté ces "taupes" en misant sur l’idéologie, l’égo, parfois la compromission, souvent l’argent. Ils devaient rapporter tout ce qu’ils voyaient. Dans les grandes occasions, on les missionnait pour intoxiquer le "Château". Révélations sur la pénétration russe au sein du pouvoir français, jusqu’à la présidence de la République, depuis le général de Gaulle jusqu’à Emmanuel Macron.
EPISODE 1 - Les espions russes au cœur de l'Elysée, nos révélations : comment la DGSI protège les présidents
EPISODE 2 - "André", l'espion du KGB au journal "Le Monde" : les derniers secrets d’un agent insaisissable
EPISODE 3 - Un espion du KGB aux côtés du général de Gaulle ? Enquête sur l'affaire Pierre Maillard
EPISODE 4 - Un agent du KGB à l'Assemblée : nos révélations sur Jacques Bouchacourt, alias "Nym"
Pierre Sudreau est l’un des chouchous du KGB. Dans les archives Mitrokhine, cet ancien ministre du général de Gaulle est cité fréquemment. "Via Pierre Sudreau, ont été transmis à Giscard et son entourage les idées selon lesquelles le leadership américain dans l’Otan et le renforcement des positions militaires de la RFA sont une menace pour la paix et pour les intérêts politiques et économiques de la France", écrivent les espions soviétiques en poste en France, dans une note datée de 1980. Ou encore : "Le 29 mai 1980, sur la base des idées préparées par le service A [NDLR : le KGB], Pierre Sudreau a pris la parole à la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, sur le résultat de la rencontre franco-soviétique à haut niveau à Varsovie."
A plusieurs reprises, ce député-maire de Blois est mentionné comme "utilisé pour des mesures actives", une expression du jargon soviétique qui signifie la diffusion des positions de l’URSS, par la propagande, la désinformation ou la falsification de documents. Toujours en 1980, Pierre Sudreau est "utilisé pour des mesures actives sur les problèmes de désarmement", selon les archives Mitrokhine. L’argumentaire circule "jusqu’à Jean François-Poncet, le ministre des Affaires étrangères, via Sudreau", indique la même note. Dans ces passages, le parlementaire est qualifié de "proche de Giscard et François-Poncet".
Cette même année 1980, le député-maire publie La Stratégie de l’absurde, aux éditions Plon. Dans cet essai, reprise en grande partie de L’Enchaînement, un ouvrage publié en 1965, Sudreau prône le désarmement nucléaire général, la fin des services militaires. "Le suicide de l’hémisphère Nord est inévitable si les dirigeants continuent à appréhender l’avenir avec les recettes du passé", écrit-il. Concernant la France, il considère qu’"il faut prévoir un échec possible de la dissuasion et se donner d’autres courages". L’affrontement Est-Ouest y est qualifié de "querelle d’enfants gâtés". Le KGB commente l’opus comme une "reprise des idées" soviétiques.
Selon une correspondance versée aux Archives nationales, ce livre lui vaut une invitation à une conférence à Moscou de Iouri Joukov, député du Soviet suprême, président de l’association URSS-France et éditorialiste à la Pravda. Selon le journaliste Thierry Wolton, cet officiel est parfois missionné pour des "opérations d’intoxication" en France. "En 1970, au moment où Soljenitsyne est lauréat du prix Nobel de littérature, Joukov se répand dans Paris pour affirmer que l’écrivain a un passé nazi", relate l’auteur de La France sous influence.
Un destin national contrarié
Pierre Sudreau est depuis longtemps une figure singulière de la Ve République. Issu d’une famille d’industriels, il prépare l’agrégation d’histoire lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate. Ce résistant de la première heure rejoint le réseau Brutus ; en 1943, il est arrêté, torturé puis déporté au camp de Buchenwald, où il va passer un an. A la Libération, il est nommé sous-préfet, à 26 ans. S’ensuit une carrière administrative prestigieuse, comme conseiller ministériel, directeur-adjoint du Sdece, les services secrets, de 1946 à 1947, puis préfet. De retour au pouvoir, le général de Gaulle le fait ministre de la Reconstruction, en 1962. Las, les deux hommes se fâchent quatre ans plus tard, alors que Sudreau est ministre de l’Education nationale depuis six mois. Le président de la République veut réformer la Constitution pour modifier le mode de scrutin de l’élection présidentielle, Sudreau est contre. Il démissionne. Lorsqu’il sera élu député du Loir-et-Cher, en 1967, il se gardera de rejoindre les rangs gaullistes, auxquels il préfère le Centre démocrate de Jean Lecanuet. A l’Assemblée nationale, il préside l’Amicale des anciens résistants et déportés.
Plusieurs fois ensuite, l’élu flirtera avec un destin national, auquel il se dérobera toujours. En 1965, il est sollicité par le comité démocrate mais s’efface au profit de Lecanuet. En 1969, il est abondamment cité comme Premier ministre en cas de victoire d’Alain Poher. Mais c’est Pompidou qui l’emporte. Selon Christiane Rimbaud, auteur de Pierre Sudreau, une biographie de l’élu, le député-maire refusera d’être ministre d’ouverture de Pompidou, puis ministre de l’Education nationale en 1974, une proposition directe du président Valéry Giscard d’Estaing, et de même, ministre du Commerce extérieur en 1976. En 1988, dernier rendez-vous manqué, Pierre Bérégovoy lui propose de venir ministre d’Etat du gouvernement Rocard. Encore une fois, c’est non. "J’avais compris qu’on voulait jouer de moi contre Michel Rocard, ce que je ne souhaitais pas", expliquera-t-il à Christiane Rimbaud.
Pierre Sudreau intrigue le contre-espionnage français depuis bien longtemps. Dans Contre-espionnage, ses Mémoires, publiés en 1998, Yves Bonnet, directeur de la DST entre 1982 et 1985, évoque prudemment ces soupçons. Il révèle que l’élu "fréquente et accueille chez lui des diplomates de la RDA". "Tout se passe comme si Pierre Sudreau, grand résistant, ancien ministre du général de Gaulle, était un agent d’influence soviétique", ajoute-il. Le haut fonctionnaire voit en lui un allié de la "désinformation" soviétique, qu’il décrit en ces termes : "Elle fait appel à des relais soigneusement choisis, assez aisément identifiables mais difficiles à dénoncer en raison de leur identité". Un moyen d’action à propos duquel le contre-espionnage ne peut s’engager "qu’avec la plus extrême prudence", constate-t-il. Car, faute de transactions financières, "il est très rare que l’on puisse établir formellement une connivence, a fortiori une culpabilité". En l’occurrence, les archives Mitrokhine montrent que le KGB était convaincu d’avoir trouvé en Pierre Sudreau un appui.
"Un homme honnête, un patriote, il n’est pas soupçonnable"
Espion, agent d’influence ou simple allié idéologique ? Le cas Sudreau suscite un débat parmi les experts du renseignement russe. "Il a été soupçonné d’être un agent d’influence ou à tout le moins de 'désinformation'", résument Raymond Nart, Jean-François Clair et Michel Guérin, ex-directeurs adjoints du contre-espionnage, dans La DST sur le front de la guerre froide. "Pierre Sudreau entretenait des relations étonnement suivies avec Gerhard Schramm, chargé d’affaires de la RDA à Paris, ainsi qu’avec son successeur, Werner Fleck", confirment-ils. Ces trois commissaires font même le lien entre sa démission du gouvernement, en octobre 1962, et ces suspicions. "Les explications fournies par l’intéressé sur son départ forcé n’ont pas convaincu les milieux renseignés", indiquent Nart, Clair et Guérin. Dans La France sous influence, Thierry Wolton note qu’après avoir été chargé par de Gaulle de missions de "diplomatie parallèle" avec l’URSS, Sudreau a continué à se comporter en "bon ami" de l’Est après son départ du gouvernement. "N’a-t-il été qu’un idiot utile ou faut-il plutôt le ranger dans la catégorie des contacts confidentiels du KGB ? Je n’ai pas de réponse à cette question", s’interroge-t-il aujourd’hui.
Un jour, Yves Bonnet a tenté de parler du cas Sudreau à François Mitterrand, dans son bureau à l’Elysée. Le président a rétorqué : "Je connais bien Sudreau. C’est un homme honnête, un patriote, il n’est pas soupçonnable." Pierre Sudreau est décédé le 22 janvier 2012.