Un agent du KGB à l'Assemblée : nos révélations sur Jacques Bouchacourt, alias "Nym"
Journalistes, élus, conseillers, diplomates… Ils ont tous fréquenté assidument l’Elysée. Leur autre point commun ? Ils étaient des espions du Kremlin. Le KGB et ses successeurs ont recruté ces "taupes" en misant sur l’idéologie, l’égo, parfois la compromission, souvent l’argent. Ils devaient rapporter tout ce qu’ils voyaient. Dans les grandes occasions, on les missionnait pour intoxiquer le "Château". Révélations sur la pénétration russe au sein du pouvoir français, jusqu’à la présidence de la République, depuis le général de Gaulle jusqu’à Emmanuel Macron.
EPISODE 1 - Les espions russes au cœur de l'Elysée, nos révélations : comment la DGSI protège les présidents
EPISODE 2 - "André", l'espion du KGB au journal "Le Monde" : les derniers secrets d’un agent insaisissable
EPISODE 3 - Un espion du KGB aux côtés du général de Gaulle ? Enquête sur l'affaire Pierre Maillard
Un charisme d’acteur, des idées souverainistes et… des rencontres clandestines avec le KGB. Dans les archives de Vassili Mitrokhine, ce colonel du renseignement soviétique passé à l’Ouest en 1992, le parcours du député français Jacques Bouchacourt a livré ses derniers secrets. De 1970 à 1981, il a entretenu une relation suivie avec les espions russes en France, jusqu’à être recruté comme agent, sous le nom de code de "Nym". Un cas rare s’agissant d’un parlementaire. Bouchacourt était rémunéré en "cadeaux coûteux", précise le KGB, un mode opératoire utilisé lorsque la remise d’argent risquerait de heurter la cible. La motivation de son recrutement apparaît clairement dans les quelques lignes qui lui sont consacrées dans ces documents administratifs : l’homme politique a agi par idéologie. "Nym vise l’indépendance nationale, vise à éviter toute situation qui conduirait à une confrontation militaire de la France avec l’URSS", commentent les espions.
A la satisfaction de l’espionnage soviétique, Jacques Bouchacourt a mené des campagnes de propagande antiaméricaines et anticommunauté européenne. "La Rezindentura [NDLR : c’est-à-dire le KGB en France] lui a demandé de pousser l’idée qu’une intégration approfondie de la France dans la Communauté européenne ferait perdre à la France son poids et son autorité sur la scène internationale", est-il écrit dans ces archives recopiées par Mitrokhine, dont l’authenticité a été reconnue par tous les gouvernements occidentaux. Les liens entre le KGB et Bouchacourt étaient tels que son agent traitant a enfreint une règle de base du renseignement qui veut que les recrues ignorent tout de leurs homologues. Le député français connaissait l’identité de "Simon", un autre agent secret soviétique en France, jusqu’à "préparer ses interventions sur RTL", indique la fiche transmise par le renseignement russe en France à Moscou.
Avant de devenir parlementaire gaulliste entre 1968 et 1973, Jacques Bouchacourt a été une figure de l’éphémère IVe République. L’épisode est narré longuement dans Histoire de la IVe République, de Georgette Elgey. A partir de 1951, ce grand résistant, âgé de 28 ans, prend fait et cause contre le projet de communauté européenne de défense (CED). Diplomate aux affaires allemandes du quai d’Orsay, il est convaincu qu’un "traité secret" va donner la prédominance militaire en Europe à l’Allemagne. Faisant fi des règles hiérarchiques, il obtient des rendez-vous avec le président de la République, Vincent Auriol, avec Antoine Pinay, le président du Conseil, avec Michel Debré, alors sénateur d’Indre-et-Loire. Son combat est poussé, selon Elgey, par plusieurs journalistes engagés, dont André Ulmann. Le fondateur de La Tribune des nations est un agent de l’Est, connu sous le pseudonyme de "Durant" au KGB, indiquent les archives Mitrokhine. Son journal a été financé à hauteur de 3 millions de francs (l’équivalent de 3,7 millions d’euros de 2023, selon le coefficient de l’Insee) par le renseignement soviétique.
La CED rejetée en 1954, Jacques Bouchacourt quitte le Quai d’Orsay. Il rejoint la Fédération des industries mécaniques, auréolé d’un nouveau réseau politique. Michel Debré l’a pris sous son aile. En 1963, sa correspondance chaleureuse avec Pierre Lefranc, conseiller du général de Gaulle à l’Elysée – ils se tutoient et se nomment "mon cher ami", attestent des lettres versées aux archives nationales – aboutit à l’intervention de ce dernier en faveur de sa nomination au Conseil économique et social, que Bouchacourt intègre en 1964. En juin 1968, il s’impose aux élections législatives dans la Nièvre, où il est né, à Fourchambault, en 1923, dans une rue portant le nom de son grand-père, industriel. C’est à ce moment-là, et pas avant, que le KGB s’intéresse davantage à lui. Les documents collectés par Mitrokhine décrivent une période de contacts, entre 1970 et 1975, pendant laquelle Bouchacourt est "utilisé de manière énergique pour des mesures actives", c’est-à-dire des opérations de renseignement ou de propagande, par les espions soviétiques. Cette même année 1970, le député se rend en URSS et fonde le groupe parlementaire pour l’amitié paneuropéenne, un groupe souverainiste à l’Assemblée nationale. L’homme politique rejoint formellement "le réseau d’agents de la première direction générale du KGB", chargée du renseignement politique, en 1976.
Une transhumance vers la gauche
A l’Assemblée nationale, Jacques Bouchacourt ne se signale pas par ses sympathies à gauche. En juillet 1968, il vilipende les "torchons rouges et noirs" du mois de mai, et en octobre 1970, il dépose une proposition de loi afin de restreindre le droit de grève dans les services publics. Il s’indigne aussi du recrutement de "l’ancien secrétaire général d’une organisation syndicale marxiste" comme professeur de droit à Nanterre, en août 1971, en fait Eugène Descamps, ex-patron de la CFDT. Aux élections législatives de 1973, il se présente pour la majorité du président Georges Pompidou comme le rempart au "marxisme totalitaire". Avec 43,2 % des voix au second tour, il perd son siège.
Dès lors, l’entente avec l’URSS se noue sur les questions géopolitiques. En septembre 1976, une de ses tribunes dans Le Monde fait forte impression auprès de ses interlocuteurs du KGB – ils citent l’article dans leurs archives. "Voici venu, pour les Français qui veulent le rester, le moment de proclamer que les affaires de la France sont trop sérieuses pour être laissées aux diplomates et aux hommes politiques d’un prétendu Conseil européen téléguidé de Washington", tonne l’ex-parlementaire dans cette contribution. Jacques Bouchacourt entame alors une transhumance vers la gauche. Dès mars 1976, il a rejoint un "front progressiste", composé de gaullistes d’opposition, ouvert au dialogue avec le Parti communiste, tout en continuant à participer à l’amicale Présence et action du gaullisme, aux côtés de Michel Debré. En avril 1977 puis en mai 1978, il se joint aux travaux du Mouvement de la paix, organisation pacifiste liée aux communistes.
Lors de la présidentielle de 1981, après avoir soutenu Jacques Chirac, il appelle à voter… François Mitterrand, au second tour. Le KGB regrette que l’homme politique commence à "s’éloigner de la ligne politique" qui lui est assignée. Son dossier est clôturé cette même année 1981. En avril 1982, François Mitterrand demandera et obtiendra qu’il soit réintégré au Quai d’Orsay. En juillet 1990, Jacques Bouchacourt est nommé commandeur de la Légion d’honneur. En 1993, ultime embardée : selon Le Figaro, il appelle à voter pour Marie-Caroline Le Pen, fille du président du Front national, contre Nicolas Sarkozy aux législatives à Neuilly. Il décède le 27 décembre 2000.