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"André", l'espion du KGB au journal "Le Monde" : les derniers secrets d’un agent insaisissable

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Journalistes, élus, conseillers, diplomates… Ils ont tous fréquenté assidument l’Elysée. Leur autre point commun ? Ils étaient des espions du Kremlin. Le KGB et ses successeurs ont recruté ces "taupes" en misant sur l’idéologie, l’égo, parfois la compromission, souvent l’argent. Ils devaient rapporter tout ce qu’ils voyaient. Dans les grandes occasions, on les missionnait pour intoxiquer le "Château". Révélations sur la pénétration russe au sein du pouvoir français, jusqu’à la présidence de la République, depuis le général de Gaulle jusqu’à Emmanuel Macron.

EPISODE 1 - Les espions russes au cœur de l'Elysée, nos révélations : comment la DGSI protège les présidents

C’est l’histoire d’un espion insaisissable. Dans les documents de Vassili Mitrokhine, archiviste en chef du KGB de 1972 à 1982, il s’appelle "André" – c’est son nom de code, son véritable patronyme n’est jamais reproduit. André est une sommité du Monde. Selon ces notes en russe, il est un "journaliste en vue et un commentateur politique" né en 1920. En 1973, il exerce comme "rédacteur du service de politique étrangère du Monde". Accessoirement, le reporter est un des agents français les plus appréciés du KGB.

Car André trahit pour l’URSS. Il transmet des "informations tendancieuses" à l’Elysée sur la politique étrangère, rapporte Mitrokhine, qui a livré des milliers de documents au Royaume-Uni en 1992. Leur authenticité a été reconnue dans tous les services de renseignement occidentaux ; ils sont désormais consultables à l'université de Cambridge. L'Express a pu en consulter une partie.

En 1972, seul exemple de ces opérations de désinformation, André communique un renseignement "au cabinet du président de la République et à Pompidou" lui-même sur "la visite de Rainer Barzel", alors chef de l’opposition CDU en République fédérale d’Allemagne (RFA) "aux Etats-Unis". L’objectif ? A travers de petites indiscrétions, semer le trouble sur les intentions américaines et faire en sorte que "la France mène une politique étrangère indépendante de celle des Etats-Unis". Le KGB se félicite, dans ses archives, du réseau étendu de son agent, qui "a accès au président Pompidou et aux membres de son cabinet, notamment le directeur de cabinet Jobert, au Premier ministre Messmer, ainsi qu’au ministre des Affaires étrangères Schumann".

Disposer d’une taupe au sein du plus grand journal français enchante le KGB, qui a créé, en 1959, un service dédié à la désinformation. André "coopère depuis 1963", apprend-on encore dans les archives Mitrokhine. On comprend qu’il livre des renseignements politiques. En 1975, il communique avec son officier traitant "sans rencontre". "Cela signifie vraisemblablement qu’ils échangeaient via ce que les espions appellent une boîte aux lettres morte", c’est-à-dire un endroit décidé à l’avance pour permettre une correspondance sans entrevue physique, indique Cyril Gelibter, doctorant en histoire des relations internationales, grand connaisseur des archives Mitrokhine pour les avoir longuement consultées en russe à l’université de Cambridge.

André occupe une place élevée dans la hiérarchie des espions français de l’URSS, en témoignent les primes versées aux meilleurs agents en 1973, 1974 et 1975. Avec 3 000 francs de gratification, André est le deuxième collaborateur le mieux récompensé, à égalité avec Philippe Grumbach, alors directeur de L’Express, proche de Valéry Giscard d’Estaing. Seul "Jour", Maurice Abrivard, est mieux traité, avec 4 000 francs. Ce chiffreur du Quai d’Orsay permet au KGB de décoder en direct tous les télégrammes diplomatiques français.

La piste André Fontaine

Qui est André ? Impossible de le savoir. Mis bout à bout, les différents détails compris dans son dossier ne permettent pas de déceler son identité. Face à l’énigme, une poignée d’initiés français se sont lancés dans une partie de Cluedo grandeur nature depuis vingt-cinq ans. On soupèse les CV, on dissèque les biographies à la recherche de parts d’ombre inavouables, des théories les plus vraisemblables aux hypothèses les plus folles. Sans trouver la solution. Contacté le 17 décembre, Jérôme Fenoglio, le directeur du Monde, indique que sa rédaction travaille justement sur le sujet : "Nous préparons une enquête sur les archives Mitrokhine, avec l’objectif de publier dans les prochains jours l’article le plus complet, y compris en ce qui nous concerne au Monde".

Première constatation : pour avoir accès à l’entourage du président de la République et aux principaux ministres régaliens, l’agent devait être un journaliste important du quotidien. Une piste un peu trop vertigineuse aurait fait d’André Fontaine, directeur du Monde entre 1985 et 1991 après en avoir été le chef du service étranger et le rédacteur en chef, l’espion André.

Thierry Wolton a été le premier journaliste français à consulter une synthèse des archives Mitrokhine, à la fin des années 1990. Il explore l’hypothèse Fontaine dans le projet de livre jamais publié qu’il a rédigé sur "les Français du KGB" en l’an 2000. Pour un précédent ouvrage, La France sous influence (Grasset), sorti en 1997, Wolton a accédé aux archives diplomatiques de l’ex-URSS. Il est tombé sur un télégramme de Sergueï Vinogradov, ambassadeur soviétique en France de 1953 à 1965, daté du 19 décembre 1962. Dans ce message, l’ambassadeur rapporte une conversation avec Okhedouchko, un conseiller de l’ambassade polonaise en France, que Wolton qualifie de "très probablement officier de renseignement". Il y est question d’un échange avec Fontaine, qui entretiendrait des "contacts réguliers" avec le diplomate polonais, selon ce dernier. "Okhedouchko précise que, lors de leur précédente rencontre, Fontaine avait manifesté beaucoup d’intérêt pour la peinture polonaise", indique Vinogradov. Et de poursuivre : "Lors de son dernier séjour en Pologne, Okhedouchko a acheté un tableau polonais d’une certaine valeur et l’a offert à Fontaine. Mis en confiance, ce dernier lui a rapporté les propos de Rostow", conseiller spécial du président Kennedy, "sur le désarmement" et la stratégie américaine consistant à "entraver l’économie des pays socialistes".

De nombreuses incohérences

L’ambassadeur rapporte encore que Fontaine a "raconté" au conseiller polonais "son entretien avec Dean Rusk", le secrétaire d’Etat américain, rencontré au dernier conseil de l’Otan. L’anecdote montre les stratégies d’approche des diplomates de l’Est, et la réceptivité, semble-t-il, de Fontaine à ce cadeau intéressé. Cela ne suffit évidemment pas à en faire un transfuge du KGB. Certains éléments ne concordent d’ailleurs pas. L’ex-directeur du Monde est né en 1921 et non en 1920 comme André ; en 1973, il n’est plus rédacteur au service étranger, mais rédacteur en chef du journal. Il est par ailleurs douteux que le KGB choisisse pour son agent un pseudonyme correspondant à son prénom. "Ce n’était pas l’usage de la maison", confirme Thierry Wolton, qui a interrogé André Fontaine, en 2000, sur la possibilité qu’il ait collaboré avec le renseignement soviétique. "Loufoque, dingue, invraisemblable", a choisi d’en rire le journaliste.

Si l’on se réfère aux proximités intellectuelles, un nom vient immédiatement en tête : celui de Claude Julien, chef du service étranger du Monde de 1969 à 1971, avant de devenir rédacteur en chef du Monde diplomatique en 1973. "Au service étranger du Monde, pendant la guerre froide, il y a deux lignes qui se combattent et se contrebalancent. Tout cela se fait dans la nuance mais la ligne américanophile est représentée par André Fontaine, tandis qu’une ligne plus tiers-mondiste est incarnée par Claude Julien", retrace Loïc Laroche, maître de conférences en histoire contemporaine, auteur d’une thèse sur Le Journal Le Monde et les Etats-Unis. En 1968, Julien critiquait les Etats-Unis dans son ouvrage L’Empire américain (Grasset) ; il s’apprête à transformer Le Monde diplomatique, qu’il veut "engagé à gauche et favorable au tiers-mondisme", décrit Nicolas Harvey, chercheur à l’université d’Ottawa, auteur d’un article sur Le Monde diplomatique dans la revue Pôle Sud en 2009.

Il a longtemps suscité l’hostilité du renseignement français. Dans une "note blanche" conservée à l’Institut d’histoire sociale et datée autour de 1986, la DST le juge "pris en main par les services soviétiques", une accusation toutefois portée au conditionnel et sans présenter d’autre élément que ses prises de position. En janvier 1972, lorsque Rainer Barzel se rend aux Etats-Unis, Claude Julien n’est pas en poste. De juillet 1971 à l’été 1972, il a pris une année sabbatique, pendant laquelle il s’est rendu notamment dans la Chine de Mao Zedong. Il est par ailleurs né en 1925. "C’est complètement faux, et je n’ai pas à fournir d’explications sur le contenu erroné de ces archives", a répliqué Julien lorsque Wolton l’a sollicité, en 2000.

Aucun des grands journalistes du service étranger du début des années 1970 n’est né en 1920. Maurice Delarue voit le jour en 1919. Le chroniqueur diplomatique du Monde, transféré de France Soir en 1972, dispose bien des réseaux politiques étendus dont le KGB gratifie André. Il a présidé l’Association de la presse diplomatique en 1962-1963. Dans son ouvrage Le Bunker, consacré à l’ambassade russe à Paris, le journaliste Bernard Lecomte note que Delarue entretenait des contacts avec Nikolaï Tchetverikov, le résident du KGB à Paris entre 1977 et 1983. En l’absence d’autres éléments, cela ne suffit pas à en faire un espion.

L'effet papillon

Pierre Viansson-Ponté, lui, est né le 2 août 1920 à Clisson, en Loire-Atlantique. D’abord rédacteur à l’AFP, brièvement chargé de mission du radical Edgar Faure à Matignon en 1953, puis cofondateur de L’Express, il est une légende du journalisme d’après guerre. Au Monde, il est d’abord chef du service politique en 1958, puis rédacteur en chef adjoint en 1969, enfin éditorialiste et conseiller de la direction de 1972 à sa mort en 1979. Le 15 mars 1968, c’est lui qui rédige "Quand la France s’ennuie", article célèbre qui annonce en creux Mai 68. Dans son cas, ce sont ses réseaux qui attirent l’attention. En février 1966, il participe à la fondation du mensuel L’Evénement, dirigé par Emmanuel d’Astier de la Vigerie, ex-député apparenté communiste sous la IVe République, devenu gaulliste de gauche. La ligne éditoriale de L’Evénement est d’ailleurs "gaullo-tiers-mondiste", résumera France Culture en 2005. "Pierre Viansson-Ponté était assez centriste, très réservé à l’égard de Mitterrand, plutôt gaullien. Et pas du tout pro-communiste, même méfiant", se souvient Thierry Pfister, journaliste au Monde de 1969 à 1979.

A la lumière de plusieurs révélations récentes, on note à L’Evènement une concentration importante d’agents de l’Est. Aucun n’est communiste. Dans l’équipe cofondatrice figure ainsi le journaliste Paul-Marie de La Gorce, connu sous le nom de code d’"Argus" au KGB et de "Gabriel" au StB, le renseignement tchèque, a révélé Vincent Jauvert dans A la solde de Moscou (Seuil). Albert-Paul Lentin signe également des articles dans ce mensuel. De 1959 à 1970, il rencontre trois fois par mois son officier traitant du StB, pour lui remettre des rapports et faire passer des opérations de désinformation. Pierre-Charles Pathé écrit aussi dans L’Evénement. De 1959 à 1979, il est "Masson" puis "Pécherin", un des principaux agents d’influence du KGB en France. En 1980, il sera condamné à cinq ans de prison pour intelligence avec une puissance étrangère. Selon Thierry Wolton, qui a consulté le dossier judiciaire, Pathé et Viansson-Ponté étaient "très proches" : "Pathé l’appelait tous les jours pour un échange d’informations".

Hormis ces proximités et son année de naissance, aucun élément ne vient nourrir la piste Viansson-Ponté, qui n’a jamais intégré le service étranger du Monde. Que conclure de ce cul-de-sac ? Qu’une erreur s’est glissée dans les archives Mitrokhine, sur le descriptif du journaliste, voire sur le média concerné ? La deuxième hypothèse ne convainc pas Cyril Gelibter, étant donné que le KGB usait d’un nom de code bien spécifique, "Vestnik", c’est-à-dire "messager", pour désigner Le Monde. "Je penche davantage pour une erreur de date de naissance. J’en ai déjà vu dans les archives Mitrokhine. Cela peut être dû à une erreur de recopiage, ou plus sûrement à une légère erreur de l’officier traitant en France", pointe le doctorant. Une petite coquille empêchant, un demi-siècle plus tard, de résoudre une des énigmes de la guerre froide en France. On appelle ça l’effet papillon.