Rencontre avec une caste-killeuse
Pour Chloé Morin, ancienne directrice de la Fondation Jean-Jaurès, c’est en déployant davantage de fonctionnaires sur le terrain et en réduisant la bureaucratie qu’on améliorera la qualité des services publics. Il faut surtout en finir avec une caste : la noblesse d’État qui gouverne l’administration.
Elle les appelle « les inamovibles ». Pour Chloé Morin, ce sont les hauts fonctionnaires, ces aristocrates d’un genre nouveau, qui sont les principaux responsables de la gabegie croissante de l’administration française. Il y a quatre ans, elle leur a consacré un essai remarqué, au sous-titre qui frise la dénonciation de l’État profond : « Vous ne les verrez jamais, mais ils gouvernent ». Mais pour l’ancienne directrice à la Fondation Jean Jaurès, pas question de critiquer le tiers état du service public, les agents que les administrés voient au quotidien. Au contraire, affirme-t-elle, il en faudrait davantage. Et mieux les payer. Au fait, on a oublié de vous dire que Chloé Morin a conseillé Jean-Marc Ayrault et Manuel Valls entre 2012 et 2017.
Causeur. Comment comprenez-vous que plus de la moitié des Français se déclarent, dans les sondages, insatisfaits de l’accueil et de la qualité du service dans les administrations ?
Chloé Morin. Bien sûr qu’ils sont insatisfaits ! Et ils ont souvent raison de l’être. Avez-vous déjà fait l’expérience de France Travail (ex-Pôle Emploi), par exemple ? C’est un calvaire. Rien n’est fait pour véritablement épauler le chômeur et l’aider dans sa recherche d’emploi. Et quand vous commencez à être indemnisé moins de trois mois après le début de votre période d’inactivité, vous devez vous estimer heureux… Je pourrais multiplier les exemples de ce type, aussi bien dans les services publics que dans les organismes chargés de missions de service public.
Comment améliorer le service public ?
Il faut plus de fonctionnaires au contact du public, sur le terrain – professeurs, policiers, infirmières – et moins dans les bureaux. C’est à la bureaucratie – celle qui produit les montagnes de paperasse qui noient les entreprises comme les particuliers, pour justifier leur existence – et non aux fonctionnaires qu’il faut s’attaquer.
Ne faudrait-il pas tout simplement moins de fonctionnaires, mais mieux payés ?
Dans certains endroits, oui, incontestablement. On se plaint de recruter des profs qui ne sont pas au niveau. Mais si on les payait mieux, on attirerait de meilleurs profils.
Dans votre livre, vous critiquez la haute administration et son aptitude à créer toujours plus de bureaucratie et à bloquer les réformes décidées par les gouvernants. Est-ce seulement de sa faute si le service public est devenu si ankylosé ?
Non. C’est aussi la faute des responsables politiques qui, depuis des décennies, ne s’intéressent pas véritablement à la réforme de l’État. C’est pourtant, à mes yeux, l’urgence aujourd’hui. Il faut faire mieux, beaucoup mieux, et avec moins. Mais pour ça, il faut du courage. Car ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change dans la machine administrative sont très nombreux.
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Mais Emmanuel Macron, qui dénonçait en 2016, dans son essai Révolution, « une caste bénéficiant de privilèges hors du temps », n’a-t-il pas supprimé l’ENA et les grands corps d’État ?
Si, mais il n’est pas allé au bout de sa logique. Sans doute parce qu’il a beaucoup tardé à s’attaquer au sujet, puis qu’il s’est retrouvé dépourvu des moyens suffisants pour mener à bien son action.
Parmi les causes des dysfonctionnements de l’administration, vous pointez aussi le « New Public Management », cette « philosophie libérale de l’État » (Luc Rouban) qui nous vient des pays anglo-saxons. Mais n’est-ce pas une bonne idée de concevoir les services publics comme des entreprises ? N’est-ce pas gage de performance ?
Pas toujours. Tout est affaire de mesure. Certaines méthodes du privé peuvent être très utiles à la sphère publique. Mais comme toujours, nous avons tendance en France à faire du zèle et à appliquer bêtement l’ensemble d’une doctrine sans réfléchir à ce qui n’est pas transposable chez nous, ou dans telle ou telle administration. Je note que les comptables de Bercy n’ont jamais eu autant de pouvoir et jamais été aussi donneurs de leçons, et que pour autant, la dette n’a jamais été si importante. Il est trop facile de prétendre que ce serait uniquement la faute de citoyens irresponsables et de politiques manquant de courage. Cela tient aussi à notre approche de la conception du budget et de l’action publique. C’est systémique.
Peut-on parler d’« État profond » ?
C’est un terme controversé, notamment parce qu’il a été employé par des responsables politiques populistes ou dans des régimes peu démocratiques. Je note que certains profitent de l’histoire de ce terme – qui commence en Turquie – pour mieux disqualifier le constat qu’il désigne. Afin de ne pas leur donner cet argument facile, je préfère quant à moi ne pas l’utiliser.
Dans votre ouvrage, vous plaidez pour le « Spoil System » (le « système des dépouilles »), cette pratique américaine qui veut qu’à chaque alternance politique, on change non seulement de ministres et de cabinets ministériels, mais aussi de hauts fonctionnaires.
L’inamovibilité de notre haute administration a l’avantage de nous préserver de l’accaparement, tel qu’il a cours aux États-Unis, de l’État par les intérêts privés. Mais elle a l’inconvénient de finir par autonomiser une sorte de noblesse d’État au sommet du service public. C’est ce second inconvénient que l’on pourrait corriger en permettant à un ministre, quand il prend ses fonctions, de nommer ses directeurs centraux d’administration. Cela permettrait aux politiques de mieux asseoir leur autorité. Mais contrairement à ce que font les Américains, je ne recommande pas pour autant que les hauts fonctionnaires déposés soient renvoyés. Il est tout à fait possible de les réaffecter à d’autres postes de qualité au sein de l’administration.
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Au début des Inamovibles, vous citez Jean-Marc Sauvé, qui fut notamment secrétaire général du gouvernement sous Juppé, Jospin, Raffarin et Villepin, et pour qui l’État est « chez nous encore plus qu’ailleurs […] le dépositaire d’une mémoire collective et l’incarnation de notre désir de vivre ensemble ». Ces belles paroles ne sont-elles pas une simple incantation ? L’État et ses fonctionnaires sont-ils encore le socle de notre nation ?
Les Français sont toujours très attachés à l’État. C’est la raison pour laquelle ils en attendent beaucoup, peut-être parfois trop, en dépit du fait qu’ils jugent durement les fonctionnaires et la bureaucratie. De ce point de vue, on observe une disjonction entre l’État, qui garde une bonne image, et les fonctionnaires, qui l’incarnent.
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