Les ressorts du vote RN : entretien avec Luc Rouban
Pourquoi un si grand nombre d'électeurs votent-ils pour le Rassemblement national ? Qu'est-ce qui les motive, et à quoi aspirent-ils ? C'est la question à laquelle le politiste Luc Rouban s'attache dans ce nouveau livre, Les ressorts cachés du vote RN (Presses de Sciences Po), issu des enquêtes qu'il mène au Cevipof. Il a aimablement accepté de répondre à nos questions pour présenter son livre.
Nonfiction : Les derniers succès électoraux du Rassemblement national ne s’expliquent pas par une soudaine montée du racisme ou de la xénophobie, ni par le fait qu'un plus grand nombre d'électeurs souhaiteraient que le pouvoir puisse échoir à un homme ou une femme forte, censée incarner le peuple dans une projection idéelle (c’est l’argument du populisme). Quels arguments devraient nous en convaincre ?
Luc Rouban : Le RN a connu un succès historique lors de la séquence électorale de 2024, des élections européennes aux élections législatives. Je rappelle qu’au premier tour des législatives, il engrange, malgré parfois des candidats à la qualité fort douteuse, près de 11 millions de voix contre 4,5 millions environ lors du premier tour des législatives de 2022. À cette avancée quantitative s’ajoute une avancée qualitative, puisqu’il a presque fait le plein des voix dans les catégories populaires (43% en suffrages exprimés) mais qu’il recueille de plus en plus celles des catégories moyennes (29%) et mêmes supérieures (21%). La question de recherche que je pose est simple : comment expliquer un tel succès notamment auprès d’électeurs diplômés ? Les explications utilisées pour analyser le vote pour l’ancien FN ne conviennent plus pour l’électorat du RN. Il y a évidemment des racistes et des xénophobes parmi les dirigeants du RN comme parmi ses électeurs. Comme il y en a dans l’électorat de Reconquête ! Et comme il y en a dans l’électorat LR. Mais réduire le vote RN à un vote raciste, c’est faire un raccourci simpliste et daté, qui ne tient pas compte des conditions sociales d’émergence de cet électorat.
Il faut prendre en considération plusieurs arguments. Le premier, c’est que les enquêtes scientifiques montrent que la tolérance s’est accrue sur le long terme dans la société française et que le niveau de racisme et de xénophobie a baissé. On ne peut donc dire tout et le contraire de tout, qu'il y a moins de racisme et qu'il y en a davantage. Un second argument, qui invalide l'explication ethnique du vote blanc, tient au succès du RN en outre-mer. Je rappelle que Marine Le Pen a obtenu en moyenne 58% des voix dans l’ensemble des outre-mer au second tour de la présidentielle de 2022. Aux législatives de 2024, le RN a fait des scores également très importants à La Réunion et à Mayotte. Ce sont là des faits électoraux que l'on ne doit pas faire semblant d’ignorer. Le troisième, c’est que si l’immigration reste au centre du vote RN, c’est aussi et peut-être surtout pour ses effets sur le marché du travail et la mise en concurrence de socialités différentes dans une société française marquée par l’anomie et le délitement de l'idée de communauté nationale, ce que je montre dans l’ouvrage. Enfin, l’étude des modes de leadership préférés par l’électorat RN nous ramène aux demandes des Gilets jaunes : un leadership de proximité, bien éloigné du « líder maximo » recherché par les populistes. La verticalité est bien plus demandée dans l’électorat macroniste.
À quoi aspirent alors les électeurs du RN ? Vous expliquez qu'une attente centrale est celle d'une reconnaissance sociale, et d'une autonomie individuelle et collective, dont l’immigration serait une sorte de critère d’évaluation inversée. C'est cette attente qui inciterait à placer sa confiance dans un volontarisme politique marqué à droite, et nostalgique d’un passé révolu, caractérisé par une plus grande maîtrise du devenir collectif et du destin personnel. Pourriez-vous expliciter un peu ces différents points ?
La crise des Gilets jaunes ne s’est jamais terminée. Elle est porteuse d’aspirations relayées par le RN. L’une des grandes attentes de son électorat est de retrouver la maîtrise de sa vie dans le cadre d’une mondialisation qu’incarne effectivement l’immigration, reflet d’une précarisation et d’une indifférenciation généralisées au nom des affaires et de la macro-économie. Ce point est central, car il rejoint le sentiment de mépris que ressentent nombre d’électeurs, y compris des cadres, qui voient bien que leur autonomie sociale et professionnelle n’est que résiduelle et seulement opérationnelle, ou des diplômés très vite déçus par les conditions réelles de leur vie au travail et de leurs tâches : autant de phénomènes confirmés par l’analyse sociologique.
La question centrale, qui a effectivement échappé à la gauche, n’est plus tant celle de l’égalité des revenus ou des conditions de vie que celle de l’équité et de la reconnaissance de l’effort produit. Ce qui explique d’ailleurs largement le refus quasi-général de la réforme des retraites. Une fracture s’est opérée entre le discours d’en haut, macro-économique, et la réalité quotidienne, faite de services publics saturés, de carrières décevantes ou en dents de scie, de réussites improbables. Le vote RN, dans la foulée des demandes des Gilets jaunes, c’est la critique de la règle du jeu social fortement faussée en France, un pays où la réussite est plus difficile que dans bien d’autres pays européens.
Vous expliquez que le RN a su tirer parti de ces aspirations, qui rentrent en conflit violent avec l’adaptation constante au monde, dictée par l’économie, mais également avec l’absence de perspective politique, qui caractérise le macronisme. Là aussi pourriez-vous en dire un mot ?
De fait, le RN n’aurait pas engrangé autant de voix s’il n’avait pas constitué en réalité la seule opposition au macronisme, lui-même construit, rappelons-le, par d’anciens socialistes pro-européens et libéraux. Le macronisme est le porteur d’une injonction simple, qui reste chargé d’une lucidité cruelle : la mondialisation est là, il faut vous y adapter. Ce à quoi le RN répond : non, il faut s’en protéger. Et ce à quoi ces électeurs rétorquent : nous n’avons pas les moyens de cette adaptation, qui n’est envisageable que pour les catégories supérieures disposant d’importantes ressources économiques et sociales. Le macronisme reste une forme de darwinisme social (« il y a ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien »), qui parle la langue d’un libéralisme mondialisé dans une société, en France, construite et réglée par l’État. Un État jugé, précisément, défaillant dans ses fonctions régaliennes élémentaires par les électeurs du RN.
Chez les électeurs du RN, cette demande de reconnaissance s’accompagne d’une volonté d’éviter que la puissance publique, qu'ils souhaitent voir restaurée, n’empiète sur la sphère privée. En cela, ils seraient à l’opposé de la gauche radicale. Là encore, pourriez-vous en dire un mot ?
Le vote RN exprime une volonté de protection de la sphère privée, des modes de vie. On le voit très bien lorsqu’on étudie les réactions face au changement climatique. L’électorat RN est très négatif à l’encontre de toutes les injonctions faites au nom du réchauffement climatique concernant les moyens de transport ou le style de consommation. On décèle dans l’électorat RN l’idée libérale originelle d’une séparation stricte entre sphère publique et sphère privée, une idée développée par les philosophes du XVIIe siècle comme John Locke : le souverain doit s’occuper de ses affaires régaliennes mais ne pas empiéter sur la liberté privée, tant dans le domaine économique que dans celui des croyances. Du reste, on retrouve clairement cette philosophie dans le discours de Donald Trump ou d’Elon Musk : gardez vos leçons de morale et ne nous faites pas d’injonctions sur notre mode de vie ou notre façon de nous exprimer ! Le RN a gagné du terrain car la gauche, en se radicalisant autour de LFI, joue exactement sur le terrain opposé, qui est celui de l’intérêt collectif et de ses exigences à l’égard de la sphère privée, ce qui implique un engagement politique.
Vous montrez que ces aspirations font place à un libéralisme économique, qui s’écarte du libéralisme que vous appelez budgétaire (impliquant la réduction des dépenses publiques et celle du nombre de fonctionnaires, le rejet de la fiscalité redistributive, etc.), et qui se traduit par une confiance dans les entreprises. Que dire de cette confiance, commune à l'ensemble des électeurs de droite, qui les distingue de ceux de gauche ?
La question du libéralisme est souvent très mal posée, ce qui conduit à tout mélanger et à ne pas comprendre ce qui se joue au sein des droites. Je montre qu’il existe deux libéralismes économiques. Le premier est le libéralisme budgétaire, qui conduit très classiquement à réduire les dépenses publiques, le nombre des fonctionnaires, les prestations sociales. Il est clairement défendu par Les Républicains comme par les macronistes. Le second est le libéralisme entrepreneurial, qui consiste non pas à réduire les dépenses publiques, mais à favoriser la création d’entreprise, à faire confiance aux entrepreneurs, à réduire les contrôles de l’État sur la vie économique.
Ces deux libéralismes ne sont pas synonymes, loin de là, car seuls 30% environ des enquêtés y adhèrent en même temps (pour l’essentiel, des électeurs macronistes). Or, les électeurs du RN, s'ils sont assez peu libéraux sur le plan budgétaire, le sont fortement sur le plan entrepreneurial, ce qui confirme d’ailleurs leur appétence pour l’autonomie économique. Ils veulent des services publics accessibles et une plus grande mobilité sociale ascendante. C’est ainsi que le RN piège LR, qui, fidèle à sa doctrine budgétaire, n’est pas ou plus en mesure de capter l’essentiel des voix de droite. Cela étant, le RN reste aussi confronté à des choix difficiles, comme on l’a vu sur la question des jours de carence dans la fonction publique. Car il faudra, s’il veut gagner en 2027, qu’il s’aligne de plus en plus sur la droite classique pour satisfaire des électeurs de classe moyenne ou supérieure qui ne veulent pas payer plus d’impôts.