Au chevet du service public : les transformations qui le fragilisent
La question du service public est largement débattue dans le champ journalistique et dans la sphère politique. Le monde académique n’est pas en reste et de nombreux travaux de sciences sociales ont déjà été publiés à ce sujet. Cet ouvrage, publié aux Presses universitaires de France, offre une synthèse impressionnante des travaux universitaires sur la question en les compilant pour dresser un vaste panorama, quasi-exhaustif, des transformations en cours du service public. Pour ce faire, l’autrice, professeure de sociologie à l’Université Paris 8, mobilise ses propres enquêtes sur La Poste ou les maisons de santé pluriprofessionnelles, et convoque également les travaux d’autres sociologues et politistes. Cette démarche cumulative1 permet de monter en généralité pour expliquer comment le service public est « empêché »2, c’est-à-dire entravé ou gêné, parfois de manière délibérée.
Le service public : empêché par quoi et comment ?
L’ouvrage s’intéresse, en premier lieu, aux logiques de libéralisation et de mise en concurrence, promues ou décidées à l’échelle européenne. La comparaison internationale, entre les différentes organisations postales étudiées, permet également de mieux comprendre le cas français. Ensuite, c’est notamment le « mythe de la libéralisation européenne »3 qui est battu en brèche, puisque Nadège Vezinat montre bien, à partir de l’étude du service public, comment les mesures communautaires peuvent aussi renforcer des oligopoles. Dans un second temps, ce sont les objectifs de rentabilité auxquels le service public est soumis qui sont mis à l’étude. La sociologue montre bien le paradoxe d’une approche par coût4, et invite à en sortir, au motif que les missions du service public sont généralement déficitaires. Ainsi, les objectifs de rentabilité servent-ils surtout à réduire ces missions ou à dégrader le service rendu à l’usager. En définitive, ce livre rappelle qu’il est aussi possible de penser le service public comme un investissement, utile pour favoriser l’intérêt général5.
Nadège Vezinat se concentre ensuite sur la question des privatisations. Elle s’efforce de rappeler que les lignes de partage entre le secteur public et le secteur privé ne sont pas toujours claires ; les deux ne relevant pas d’une catégorisation binaire, mais se situant plutôt à chaque extrémité d’un spectre. Ce « brouillage »6 peut se comprendre comme le résultat d’une externalisation des missions de service public à des acteurs privés – associations ou organisations privés lucratives – mais aussi comme une importation de techniques du privé, visant à rationaliser le travail des agents de l’État7. L’autrice poursuit en énonçant les quatre transformations majeures du service public en crise : la personnalisation, ou le fait de cibler les publics et de segmenter les droits ; un phénomène de « bascule » vers un portage de plus en plus fort du service public par les collectivités territoriales, et même certains commerces – bureaux de tabac ou relais postaux ; la mutualisation, comme manière de regrouper pour éviter des fermetures ou, au moins, en limiter les conséquences ; et enfin la digitalisation de l’offre de service public, et le risque qu’elle se substitue entièrement aux points d’accès « physiques ».
Enfin, l’ouvrage s’intéresse plus particulièrement aux agents qui font fonctionner le service public, et à leurs conditions de travail. En effet, Nadège Vezinat rappelle que, s’il y a toujours eu des non-titulaires dans la fonction publique, leur part ne cesse d’augmenter. En conséquence, la précarisation croissante des agents effectuant des missions de service public peut porter atteinte à la qualité de ce dernier. C’est ainsi qu’il faut comprendre le paradoxe du serpent qui se mord la queue8 : L’État délègue au privé en raison de son incapacité, et en déléguant au privé, il se retrouve encore moins capable. Surtout, ces défaillances augmentent les risques de souffrance au travail des agents. C’est donc la question du « sens du travail »9 qui est posée à leur endroit dans ce livre, bien loin des clichés décrivant les fonctionnaires comme pointilleux, rechignant à la besogne et réfractaires au changement10.
Du rôle de l’État dans les transformations du service public
Nadège Vezinat conclut ce livre en suggérant que les évolutions du service public qu’elle a décrites s’apparentent à un effet de réseau inversé11. Par exemple, Uber et X (anciennement Twitter), parce que leur nombre d’utilisateurs est très important, garantissent la valeur du service proposé à ces derniers, qui sont ainsi d’autant plus incités à les utiliser. C’est en ce sens qu’ils profitent d’un effet de réseau. Le mécanisme inverse s’appliquerait alors au service public selon l’autrice : leur diminution progressive invite les usagers à s’en passer, ce qui (re)pose la question de leur diminution avec d’autant plus d’acuité. C’est peut-être là toute la force de ce livre : saisir les transformations qui traversent le service public. Envisagé au singulier – et pas seulement dans le titre –, le terme « service public » permet de penser sous un même vocable l’ensemble des dynamiques transversales qui, en agissant de concert, le gênent, le contraignent et l’empêchent. Il faut également souligner la diversité des cas étudiés, qui donnent corps à l’analyse : de la tournée du facteur à la réforme de l’ENA (École nationale d’administration) devenue l’INSP (Institut national du service public), cet ouvrage offre une compréhension particulièrement claire de l’évolution du service public.
À travers les différents exemples et les nombreuses analyses qui jalonnent l’argumentation, ce livre donne également à voir le rôle de l’État dans les transformations étudiées12. Par exemple, les changements de significations du statut d’emploi des agents publics sont appréhendés comme le passage d’un État employeur à un État régulateur13. Enfin, il est particulièrement intéressant de noter qu’à différents endroits du texte, la métaphore du cercle vicieux et du serpent qui se mord la queue est employée pour décrire les problèmes rencontrés par le service public.
Dès lors, si la responsabilité de l’État social dans la persistance de ces problèmes est magistralement constatée, deux questions méritent d’être posées. D’une part, convient-il désormais de s’intéresser plus encore à ce qui se passe dans l’État, pour comprendre les luttes entre différents ministères ou différents corps concernant la sauvegarde ou la dégradation du service public ? D’autre part, une action politique visant à enrayer le cercle vicieux mentionné plus haut doit-elle se donner pour objectif d’améliorer le service public depuis l’État ou, au contraire, de promouvoir de nouvelles échelles de décision et d’intervention, voire d’imaginer de nouvelles formes d’organisation ? À cet égard, les recherches historiques sur les services publics municipaux14, se réclamant parfois du municipalisme, ainsi que la récente parution d’un livre sur les luttes autour de la Sécurité sociale15 – d’abord auto-organisée, puis progressivement étatisée – s’avèreront sûrement utiles pour alimenter cette réflexion.
Notes :
1 - p.10
2 - p. 28
3 - p. 69
4 - p. 89
5 - p. 112
6 - p. 123
7 - p. 167
8 - p. 282
9 - p. 336
10 - p. 334
11 - p. 347
12 - p. 351
13 - p. 274
14 - Pour un aperçu, voir Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier, La valeur du service public, La Découverte, 2021, p. 284.
15 - Nicolas Da Silva, La bataille de la Sécu. Une histoire du système de santé, Paris, France, la Fabrique éditions, 2022.