Vendetta Mathea livre son analyse de l'opinion publique aux États-Unis : "Il existe, en tout humain, une peur de perdre"
Auteure d’une cinquantaine de pièces de danse, présentées aux États-Unis et en France, Vendetta Mathea, installée à Aurillac depuis 1985, fondatrice de la Manufacture, porte un regard sensible sur la campagne. La façon dont les Américains se forgent leur opinion politique y est une question centrale. Mais elle évoque aussi l’histoire d’une appartenance, de l’identité de son pays natal, les États-Unis. « Je n’ai jamais considéré que l’histoire enseignée dans les livres touchait toutes les réalités. Je sens intérieurement que l’histoire, ce sont des opinions que les gens ont collé les unes aux autres. Là-dedans, il y a ce que l’on pense et ce qu’il est indiqué de penser. »
Cette élection, c’est extrêmement lourd pour moi. Il y a, dans chaque culture, une mentalité de supériorité. Il y a, toujours, un petit groupe qui s’inquiète de “la continuation” de son sang, de son langage et de sa façon de faire des choses. Moi, je suis africaine, américaine. Mes racines ont été complètement effacées. Je suis née aux États-Unis et j’ai grandi dans une culture qui considérait que les vrais Américains, ce ne sont pas les natifs américains : africains, asiatiques… Tous les gens de couleur, ce n’étaient pas, dans les mentalités, de “vrais Américains”. Les “vrais Américains”, ce n’étaient que les blancs
À l’époque où elle naît, en 1953, « toutes les cultures étaient séparées ». « Nous étions obligés de trouver un moyen, avec notre intelligence et notre créativité, de s’intégrer dans une société qui dit non à pratiquement tout. Et j’ai l’impression que [Donald] Trump souhaite revenir à ce moment de l’Histoire d’Amérique et cela m’effraie. »
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Entre les années 1954 et 1968, Vendetta Mathea assiste à l’apogée du mouvement américain des droits civiques (civil rights movement). « Nous avons alors pu mieux prendre part à la société, se sentir plus à l’aise dans notre quotidien. Tellement de gens ont souffert pour en arriver au moment présent, où les différentes cultures, grâce à un énorme effort, fusionnent, arrivent à fonctionner ensemble, tout en gardant leurs propres racines… » Si les Américains sont aujourd’hui si divisés, c’est, pour elle, à cause d’un sentiment intrinsèque commun à tous. « Il existe, en tout humain, une peur de perdre. Perdre sa culture, sa religion, sa façon de vivre. Je comprends cette peur, je comprends les doutes, car nous sommes juste des animaux. La peur étant liée au mal, il est toujours possible de le trouver quelque part. Peu importe qu’il y ait un danger ou pas, devant, derrière ou à côté, nous sommes programmés pour rechercher la sécurité. Et le mieux, pour se sentir en sécurité, c’est d’avoir l’impression d’identifier le mal. »
Le délit de blasphème n’existe pasUne peur qui guide « les réactions et les actions des gens » et conduit à des opinions politiques extrêmes. « Je n’aime pas ressentir la colère. Je ne me sens pas bien du tout quand je fais mal à quelqu’un. Mais je peux comprendre si la peur intérieure de quelqu’un est tellement grande que sa réponse est de détruire ce qu’il pense être le mal. Le problème, c’est que c’est infini : après cette destruction, quelque chose remplace ce qu’il pense être le mal, il anéantit donc à nouveau… » L’enjeu pour Vendetta Mathea est de trouver et de maintenir l’équilibre sans nier la nature humaine. « Notre démocratie, aux États-Unis, n’est pas parfaite. Mais elle lutte, avec force, contre le désir humain de laisser notre peur maîtriser notre cœur, notre personnalité et notre avenir. » Si elle porte un regard posé sur la nature humaine, c’est aussi parce qu’elle a saisi, jeune, que les choses ne seraient jamais idéales. « Pendant le mouvement des droits civiques, j’ai compris que le problème racial ne pourrait jamais être effacé. Les tensions, l’envie de faire mal à quelqu’un d’autre pour se protéger soi-même, c’est impossible à effacer. C’est quelque chose d’inscrit dans notre mentalité humaine, qui fait partie de notre ADN. »
Pour vivre ensemble, nous sommes, à chaque instant, dans une écoute de notre corps, dans une maîtrise de notre niveau de stress, d’angoisse pour veiller à garder un niveau minimum de souplesse et de tolérance, d’acceptation des différences des autres
La Constitution américaine, en vertu de la liberté de parole (1er amendement), rend tous les discours possibles. Le délit de blasphème n’existe pas, la déclamation de mensonges est possible, jusqu’à, parfois, menacer la démocratie. « Je trouve que Trump a beaucoup de liberté à dévoiler sa personnalité sombre. Il montre sa colère, son angoisse au maximum. Et des gens suivent cette liberté. Dans notre histoire d’humains, c’est un cycle, il y a toujours quelqu’un qui est poussé en avant, qui guide des gens dans cette direction. Ça explose et ça disparaît, puis ça revient, ça explose, ça disparaît… À chaque fois, c’est un peu différent. » Alors, humblement, Vendetta Mathea croit en « l’envie » et en « la volonté de garder des choses en paix le plus longtemps possible ». Pour elle, c’est cela, la démocratie. « C’est pour tout ça que je suis derrière Kamala. » Et si Trump est élu, elle espère que « nous serons capables, aux États Unis, de vivre cette étape avec le moins possible de violences. Et je sens dans mon cœur que c’est juste un moment, court, dans notre existence. Bientôt, ce moment deviendra notre passé. Derrière, devant les choses sombres dans la vie, il y a toujours la lumière. Je fais un grand jeté jusqu’à l’autre côté, je vis au point de lumière. Je couvre mon corps et mon esprit de gratitude, d’amour et de respect pour les autres ».
Anna Modolo