De la Creuse à la Bretagne, ces moules perlières d'eau douce jouent la survie de leur espèce
Marie de Médicis en avait fait orner la robe qu’elle portait au baptême du futur roi Louis XIII : 32.000 perles ont été acheminées de toute l’Europe pour satisfaire la coquetterie de la régente. Quand une moule sur 1.000 seulement produit une perle, il aura fallu sacrifier pas moins de 32 millions de mulettes perlières pour la confectionner. Dans l’Europe du XIXe siècle, la convoitise de ces joyaux d’eau douce a pris un tour industriel, ce qui a précipité le rapide déclin de l’espèce.
D'autres menaces pèsent sur les moules d'eau douceS’est ajouté à cela la dégradation continue des cours d’eau, par leur modification morphologique, les pollutions des industries agricoles et forestières ou encore les entraves à la continuité écologique avec la multiplication des barrages et seuils, menant l’espèce au statut quasi menacée en Limousin et en voie d’extinction à l’échelle européenne.La mulette perlière conserve quelques populations dans les cours d'eau les plus préservés du Limousin, comme ici, dans le Grand Rieu @ Julie Ho Hoa
Aujourd’hui en Limousin, la mulette perlière (Margaritifera margaritifera) ne se rencontre plus qu’en quelques endroits, comme en Haute-Vienne sur la Briance ou en Creuse sur la Béraude, la Gosne, la Gartempe ou le Grand Rieu, affluent du Thaurion. Depuis quelques années, Aurélie Foucout, chargée de mission au Conservatoire d’espaces naturels de Nouvelle-Aquitaine suit les populations creusoises du coquillage qu’on estime plus qu’à quelques milliers.
« Ici, on a une population qui est assez exceptionnelle par rapport au nombre d’individus qu’il reste et à l’état des cours d’eau »
Super exigeante. La mulette perlière est un mollusque bivalve d’eau douce et de rivière qui mesure une douzaine de centimètres de long pour 4 de large. On la trouve uniquement en tête de bassin versant, notamment dans les cours d’eau des massifs anciens, dans des rivières plutôt oligotrophes, c’est-à-dire aux eaux pauvres en nutriments, intactes de pollution et fraîches.Le ruisseau du Grand Rieu, en Creuse, est encore propice à l'espèce @ Julie Ho Hoa
Ce matin d’octobre, elle est venue jeter le dernier coup d’œil de la saison sur quelques individus, pour voir si des femelles étaient gravides, si elles avaient produit des œufs. Un suivi que le CEN réalise depuis 2018 avec Limousin nature environnement dans le cadre d’un Plan national d’action (1) coordonné par la Dreal qui vise à maintenir les populations de la mulette perlière, améliorer leur état de conservation et organiser sa réintroduction dans les cours d’eau où elle a disparu. Car pour éviter l’effondrement de l’espèce, l’homme doit désormais lui donner un coup de main dans son cycle de reproduction.
Aurélie Foucout, chargée de mission au Conservatoire d'espaces naturels de Nouvelle-Aquitaine procède chaque année depuis 2018 à des études de gravidité sur les populations de moules perlières de Creuse @ Julie Ho Hoa
Des larves de mulettes creusoises qui grandissent en Bretagne« Les mâles émettent des gamètes qui sont réceptionnés par les femelles au fil du courant, en même temps qu’elles filtrent l’eau au niveau de leurs branchies. C’est là (dans le marsupium, des branchies modifiées) que se trouvent les œufs. Donc si on a trois mâles par ci, trois femelles par là, ça va être compliqué, surtout si elles ne sont pas alignées dans l’axe du courant. Pour que la reproduction marche, il y a besoin d’avoir du nombre. » Ce qu’il n’y a plus vraiment…
Sur ce bout du Grand Rieu, au cœur du site Natura 2000 Vallée du Thaurion et affluents, elles sont à peine une dizaine, quand autrefois, « il pouvait y en avoir une centaine qui formaient carrément un pavage sur le fond », situe Aurélie Foucout.Les mulettes perlières ont leur pied, partie antérieure, planté dans le sédiment et leur partie postérieure, où se trouvent les siphons qui aspirent et expirent l'eau @Julie Ho Hoa
Un cycle complexeVers août-septembre, un mois après la fécondation, des millions de larves invisibles à l’œil nu, les glochidies, sont expulsées par les femelles. Transportées par le courant, elles devront, au hasard du chemin, s’accrocher aux ouïes d’une truitelle dans les 48 heures. C’est là qu’elles poursuivront leur développement, à l’abri, pendant huit à 10 mois, sans gêner le poisson. Toutes les espèces de moules d’eau douce procèdent de la même façon.Fin mai, début juin, les glochidies se décrochent pour s’enfouir dans le sédiment, sur le fond du cours d’eau où elles resteront entre quatre et cinq ans avant d’émerger et de poursuivre leur croissance et, à partir d’une quinzaine d’années seulement, commenceront à se reproduire.On estime que sur un million de larves produites, moins de dix parviendront à devenir une jeune mulette.
Pour repérer les mulettes sur le fonds des cours d'eau, on utilise un bathyscope qui permet de voir sous l'eau sans s'immerger @ Julie Ho Hoa
Et il ne suffit pas d’intercepter les gamètes, il faut aussi, dans ces ruisseaux en perte de biodiversité, trouver un partenaire inattendu pour assurer son cycle biologique et sa dissémination. Et pas n’importe lequel : un salmonidé, plus spécifiquement ici, une truite fario dont les ouïes serviront de berceau aux minuscules larves qu’on appelle les glochidies. La libre circulation du poisson permet à ce mollusque aux capacités de déplacement restreintes, de coloniser d’autres endroits de la rivière mais aussi de se maintenir à l’amont. Mais là aussi, les populations déclinent…
Dans la nature, impossible d’estimer le taux de réussite d’une reproduction annuelle. « Déjà, dans les premiers stades larvaires, il y a énormément de mortalité, puis, une fois que les glochidies quittent leur hôte, il y a des pertes dues aux champignons, à la prédation », explique Aurélie Foucout. Beaucoup de candidates pour finalement, très peu d’élues.@ Julie Ho Hoa
« Avec sa stratégie de reproduction, on devrait avoir énormément de jeunes mulettes dans nos cours d’eau et peu d’individus âgés, mais ce n’est pas le cas, observe l’écologue. Sans doute qu’il y a des générations entières de mulettes qui n’ont pas réussi à se reproduire pour différentes raisons notamment du fait que les truites ne soient pas assez nombreuses. Pour avoir des conditions optimales, il faut une densité de 1.000 à 3.000 poissons hôtes par hectare, ou 10 à 30 truites pour 100 m2 de cours d’eau. On est largement en dessous ici. »
L’objectif, en prélevant les larves, est de poursuivre leur cycle de développement dans les meilleures conditions pour optimiser les chances de survie d’une nouvelle génération. Jusqu’à présent, le CEN prélevait des larves tandis que la Maison de l’eau et de la pêche effectuait en parallèle une pêche électrique sur le Thaurion pour récupérer des truitelles et les mettre en contact.
@ Julie Ho Hoa
Il faut donc surveiller l’expulsion des larves, vers la fin août-septembre pour différencier mâles et femelles. « On va collecter des moules et les placer dans un bac. On voit qu’elles s’entrouvrent pour filtrer l’eau et à ce moment-là, elles vont toujours éjecter des choses. On vérifie au microscope mais quand on a l’œil, on repère quand elles émettent leurs larves, on voit quelque chose d’un peu ocre, comme des grumeaux. Elles peuvent en émettre deux millions, c’est impressionnant », détaille Aurélie Foucout.E@ Julie Ho HoaUne fois éjectées, les larves ont 48 heures pour trouver une branchie de truite où se fixer. Les femelles gravides sont alors marquées avec une lettre et un numéro. Aurélie Foucout change de station d’année en année « pour ne pas embêter toujours les mêmes ». « Les moules qui n’ont jamais été manipulées vont plus facilement donner des larves la première fois puisqu’elles vont se rouvrir naturellement », observe-t-elle.@ Julie Ho Hoa
Pour augmenter le taux de réussite, les larves creusoises ont pris cette année la direction de la Bretagne où la pisciculture du Favot, à Brasparts leur servira de pouponnière (2). « Pour notre premier prélèvement, on avait environ 1,2 million de larves, ce qui nous a permis d’avoir à disposition 600 truitelles », détaille Aurélie Foucout. Sur place, les truites sont mises en contact avec les glochidies pendant deux heures, le temps de se fixer à leurs ouïes, à raison d’environ « 800 larves par truite ».
« Cette année, j’ai fait deux déplacements dans le Finistère avec des souches Grand Rieu et des souches La Béraude », confie Aurélie Foucout. Un précieux chargement qui reviendra dans les eaux qui les ont vus naître d’ici trois ans. En attendant, quand elles se seront décrochées de leurs hôtes, les glochidies grandiront dans des bacs qui reproduisent les conditions naturelles jusqu’à ce qu’elles atteignent un demi-centimètre pour pouvoir être retransportées jusqu’en Creuse.@ Julie Ho Hoa
« On espère en récupérer plusieurs milliers qu’on réimplantera une à une, dans le sédiment », explique Aurélie Foucout qui souhaite renouveler l’opération l’année prochaine, pourquoi pas sur d’autres rivières.
Peut-être atteindront-elles à leur tour un âge canonique, comme certains spécimens plantés dans le Grand Rieu. Parmi elles, L29, « notre championne », « une belle mémère » d’au moins 80 ans, sourit Aurélie Foucout, une maman de compétition qui, au crépuscule de sa vie, a émis des milliers d’œufs qui ont pris le chemin de la Bretagne. Si certaines espèces peuvent vivre jusqu’à 120 ans en Scandinavie, nos mulettes ne dépassent pas ici 80 à 100 ans.La mulette marquée L29, âgée de près de 80 ans, a donné des milliers de larves qui ont pris le chemin de la Bretagne cette année @ Julie Ho Hoa
« C’est pour ça qu’il faut faire ces renforcements de population maintenant parce que si on voulait faire la même chose dans vingt ans par exemple, ces moules seraient bien trop vieilles si ce n’est déjà mortes. »
Parallèlement, des inventaires sont menés par Limousin nature environnement pour prendre le pouls des populations à l’échelle de la région. « Quand on connaît, on peut mieux protéger », insiste Aurélie Foucout. D’autant que les préoccupations autour de la mulette sont plutôt récentes. « C’est une espèce qu’on a redécouverte il y a une vingtaine d’années », en même temps qu’apparaissaient les Contrats territoriaux milieux aquatiques qui visent l’amélioration de leur état écologique.
Sur cette partie du territoire, de nombreux efforts et aménagements ont permis de contribuer à conserver l’espèce. « Depuis vingt ans, il y a quand même une certaine amélioration. On le voit parce qu’on fait un suivi des populations de mulettes mais aussi des proportions de sable, graviers, cailloux, blocs sur le Grand Rieu et on avait vu une évolution des sédiments vers plus de gravier, plus de cailloux, moins de sable, donc quelque chose de plus favorable aux truites et du coup aux moules ».@ Julie Ho Hoa
La mulette perlière, « c’est un peu notre panda, notre éléphant », sourit Aurélie Foucout qui sait que la comparaison fera sourire mais qu’elle reflète bien ce qui se joue autour de cette espèce emblématique.
« Si elle disparaît, ça veut dire qu’on n’a pas été capable de préserver nos rivières, notre environnement. Est-ce qu’on veut emmener nos petits-enfants pêcher et leur montrer une rivière morte ? En préservant cette espèce, on préserve nos rivières, on préserve nos bassins-versants, on préserve aussi notre santé à nous humains, il faut se rendre compte de cela. »
Dégradation de leur habitat, coupes rases, changement climatique : de nombreuses menaces pèsent toujours sur l'espèceDégradation de leur habitat, recalibrage et curage des cours d’eau, ensablement, pollutions, obstacles à la continuité écologique, changement climatique… la liste est longue des menaces qui fragilisent les populations de mulettes perlières. Et celles de truites fario, dont elles dépendent.
Strictement protégée en France depuis 2007, l’espèce demeure quasi menacée sur le territoire. « Depuis 20 ans, il y a eu des efforts pour améliorer la continuité écologique : des vieux seuils qui ne fonctionnaient plus qui ont été effacés, des étangs qui ont été aménagés de manière que l’eau et les espèces puissent circuler, des mises en défens de berges pour éviter que les éboulements à cause du piétinement des troupeaux », note Aurélie Foucout.Aurélie Foucout, chargée de mission au Conservatoire d'espaces naturels de Nouvelle-Aquitaine @ Julie Ho Hoa
Autant d’aménagements qui évitent le colmatage et l’accumulation de sédiments et de vase sur le fond des cours d’eau, hostile à la truite qui a besoin de graviers pour frayer et garder ses œufs oxygénés. Et par extension, aux mulettes.
« Elles vivent ensemble. Quand on n’a plus ces zones de frayère, on n’a plus de moules »
Même si « globalement, la moule est assez résistante », l’accumulation de pressions affaiblit considérablement ses populations. Le changement climatique s’ajoute comme une ultime menace. L’écologue du CEN se rappelle de la sécheresse historique de 2019 qui a décimé les moules du Grand Rieu « par centaines et centaines ». « On a connu cette rivière-là avec peut-être 2.000 individus. Et en 2019, on a vu énormément de mortalité ».L'acidification de l'eau, due notamment à la pollution des activités humaines avec l'apport de composés azotés, fragilise et attaque les coquilles, comme on le voit sur cette photo @ Julie Ho Hoa
Le réchauffement des eaux et les assecs ont fini d’achever des individus épuisés par « l’accumulation de pollutions dans leur organisme ». « Elles passent leur vie à filtrer une eau très chargée en matière. Je pense qu’à force, elles sont malades, s’épuisent et il suffit d’un épisode traumatique comme la sécheresse de 2019 pour causer de la mortalité ».
Super épuratrice. La mulette est comme « plantée » dans le sédiment, la partie supérieure de son corps orientée dans l’axe du courant. Grâce à des siphons inhalant et exhalants, elle filtre jusqu’à 50 litres d’eau par jour pour retenir oxygène et matière organique en suspension et joue un rôle d’épurateur précieux des cours d’eau.
Pour maintenir les populations de mulettes, il n’y a pas de secret, il faut préserver la qualité des cours d’eau notamment en maintenant les ripisylves dans les zones d’exploitations agricoles, pour former une zone tampon, qui absorbe notamment les effluents ou les composés azotés qui participent à l'acidification des eaux douces.
« C’est important et ce n’est pas forcément le cas. Des fois, on a un champ juste à côté et plus on remonte en amont, plus les ruisseaux sont petits, parfois même inclus dans la parcelle de pâturage », explique Aurélie Foucout. @ Julie Ho Hoa
Mettre également aux normes les étangs pour permettre la continuité écologique et éviter le réchauffement des eaux des rivières et leur ensablement lors des vidanges, « qui recouvre frayères des truites et moules ». Éviter également d’ajouter des pollutions au milieu car « comme tous les mollusques, c’est une espèce qui y est très sensible », explique Aurélie Foucout.
Aux pollutions médicamenteuses, aux PFAS, s’ajoutent celles liées à l’industrialisation forestière et agricole.
« On le voit avec les coupes rases, avec le ruissellement, tout se déverse avec les sédiments dans les rivières au premier orage. »
E@ Julie Ho HoaLe maintien d’un couvert forestier est aussi primordial aux abords de rivières et ruisseaux pour maintenir l’ombre et la fraîcheur de l’eau, indispensable aux deux espèces.
Texte & photos : Julie Ho Hoajulie.hohoa@centrefrance.com