"Je suis complètement esclave" : prisonniers de la cigarette, ces addicts témoignent à l'occasion du Mois sans tabac
« C’est dans la tête. » Tout en pointant l’index sur son front, il se convainc : « Je sais que j’arrêterai un jour. » Bruno est un cafetier bien connu de la place Saint-Pierre à Clermont-Ferrand. Il vit à 2.000 à l’heure. Ce bourreau de travail a tiré sa première clope à 14 ans. « J’ai essayé d’arrêter vingt-cinq fois », lâche-t-il au bord du comptoir, prêt à retourner en salle servir un café. Il mentionne des milliers d’euros dépensés chaque année pour cesser de fumer. Une fois, cela a fonctionné grâce à de « l’acupuncture au laser ». Cela a duré un mois et demi.
Sur les 1,4 million de fumeurs que compte la région Auvergne-Rhône-Alpes, plus de la moitié envisage de stopper, selon les données nationales (*). Une quête semée d’échecs. Nous avons recueilli les témoignages de ces dépendants qui rechutent, toujours.
Une rupture synonyme de repriseC’est aussi le cas de Juliette. Elle a 26 ans et est en alternance dans la communication. Cette Clermontoise fume depuis 2018. Elle a rechuté en juin dernier, après un an d’arrêt. « J’ai quitté mon copain, il m’avait laissé un paquet avant de partir, j’ai fumé… et j’ai replongé. Je ne me l’explique pas. C’est idiot », avoue-t-elle. Elle consomme aujourd’hui presque un paquet par jour. La séparation est aussi la cause pour Lætitia, elle aussi Clermontoise.
Cette jeune trentenaire a commencé à l’âge de la majorité. « J’ai arrêté par amour à 20 ans, et je suis restée dix ans sans fumer vraiment », explique cette aide à domicile, qui admet tout de même « une cigarette par-ci par-là en soirée ».
« Je me suis séparée il y a deux ans et demi. J’ai repris quasiment immédiatement. »
Depuis, elle a traversé plusieurs phases : de la « taxeuse » occasionnelle à la consommatrice en soirée, pour devenir aujourd’hui « fumeuse quotidienne ». « J’essaie d’arrêter, mais impossible, il y a toujours quelque chose qui me fait rechuter », dit-elle, en évoquant « un coup de stress », « une émotion forte », « une soirée »… Elle se dit aujourd’hui « complètement esclave ». C’est une impasse.
« J’ai voulu en reprendre une, pour voir »Une impasse aussi pour Lucie, traiteur dans la cité auvergnate, avec deux décennies de tabagisme derrière elle. « J’ai essayé toutes les techniques possibles et imaginables : hypnose, acupuncture, patchs, cigarette électronique. » Rien n’y a fait. Pas même ce « traitement au laser dans les oreilles. » Enfin si, il y a eu une petite exception, il y a dix ans. Elle a réussi à tenir une année. « Je pense que j’étais plus déterminée », confie-t-elle, en parlant de « l’entourage, du contexte de vie… » Comment a-t-elle rechuté?? Par « bêtise ».
Mois sans tabac. Toutes les infos sur tabac-info-service.fr. Le 39 89, service téléphonique gratuit d’accompagnement avec des tabacologues.
Peut-être un peu par orgueil aussi. « J’ai voulu en reprendre une pour voir, en me disant que cela n’aurait aucun effet. » Elle se trompait. Elle a replongé. Megan, elle, n’a jamais cessé. Elle n’a surtout jamais réussi à surmonter son addiction. L’Issoirienne, qui n’a pas encore 30 ans, fume des cigarettes roulées. On parle ici d’un paquet de 40 grammes « tous les quatre à cinq jours ».
C’est beaucoup. Mais elle se dit piégée. Pourtant, mettre fin à des années de tabagisme l’obsède, « pour des raisons financières et aussi pour (sa) santé », pas au beau fixe. Elle n’a jamais réussi à tenir plus d’une journée sans fumer depuis ses 18 ans. « Je me sens prisonnière, je ne vois pas de solution », désespère la Puydômoise.
Des solutions et un soutien qu’elle pourrait trouver à l’occasion de ce Mois sans tabac, notamment grâce à Tabac info service et son numéro d’aide, le 39.89. (*) Données issues du dossier « Tabac en Auvergne Rhône-Alpes. Données régionales du baromètre 2021 », paru en juillet 2023.
Erwan Rousseau
Photos Florian Salesse
« Tout progrès visant à arrêter, même petit, compte »Le professeur Georges Brousse, chef de service au CHU de Clermont-Ferrand.?Photo F. marquet Chef de service au CHU de Clermont-Ferrand, le professeur Georges Brousse, médecin spécialiste de l’addictologie, nous éclaire sur les mécanismes de la dépendance au tabac et sur les étapes nécessaires pour s’en libérer.
Le Mois sans tabac, ça marche ? « Les données montrent que quand on a un arrêt d’un mois, on a trois fois plus de chance d’arrêter.
Pourtant, c’est souvent difficile de cesser de fumer. Les addictions, quelles qu’elles soient, sont des maladies chroniques. Une personne dépendante au tabac devra souvent essayer de s’arrêter plusieurs fois. En moyenne, il faut s’y reprendre à cinq reprises pour y parvenir véritablement.
Quels sont vos conseils ? La première règle : ne pas se décourager. La seconde : tout progrès, même petit, compte. Chaque effort représente une avancée dans la lutte contre la dépendance. Il faut avoir le moral et la capacité à lutter.
Comment expliquez-vous cette dépendance ? L’addiction, c’est une perte de contrôle et une altération de la capacité de maîtrise de soi. Dans notre cerveau, des zones gèrent la capacité à contrôler nos comportements, notamment nos rapports à la nourriture, aux écrans… Chez les personnes dépendantes, cette zone est dérégulée sous l’effet d’un neurotransmetteur appelé dopamine. La personne dépendante finit par automatiser la prise de produit, au point de consommer sans même s’en rendre compte.
Comment peut-on s’en sortir ? Il faut désautomatiser les comportements, ce qui est très difficile. Il existe une habitude très ancrée, associée à une récompense. Cette automatisation est encore plus difficile à contrer lorsqu’elle est liée à des éléments externes, comme le café du matin ou le fait de passer devant un bureau de tabac…
Concrètement, comment traite-t-on cette maladie ? En addictologie, il ne s’agit pas uniquement de médicaments. Il faut aussi travailler sur la psychologie de l’individu et sur son environnement : jamais l’un sans l’autre. Les patchs sont aussi d’une grande aide : ce sont des substituts nicotiniques qui apportent une dose de nicotine dont les patients ont besoin. Ce n’est pas miraculeux, mais rien ne l’est en médecine. Cela aide, et ça marche. »