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Октябрь
2024

Le fonctionnaire, privilégié ou bouc émissaire ? Le débat relancé avec l'annonce de la réforme des congés maladie

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Réduire le nombre de fonctionnaires, s'attaquer à leur statut pour faire des économies : le Premier ministre, Michel Barnier, y croit. Le gouvernement français prévoit ainsi, dès 2025, de modifier les conditions des congés maladie des fonctionnaires en ne payant plus les deuxième et troisième jours d’absence et en réduisant à 90 % leur rémunération pour les arrêts de plus de trois jours. Cette réforme vise à faire des économies sur le budget de l’État, en plein débat sur la maîtrise des dépenses publiques. Ces amendements, qui seront discutés à l’Assemblée dès le 5 novembre, s’inscrivent dans une longue tradition de réformes visant à réduire le nombre et les avantages des fonctionnaires, régulièrement critiqués en France.

Historien et maître de conférences à Sciences Po Paris, Émilien Ruiz a écrit le livre Trop de fonctionnaires ? Histoire d'une obsession française (XIX-XXIe siècle), qui analyse la place des fonctionnaires dans la société et l’évolution des débats sur leur statut. Alors que le gouvernement souhaite instaurer de nouvelles mesures concernant les congés maladie des fonctionnaires, son expertise permet de mettre en perspective ce débat historique et ses implications.

Pourquoi la critique des fonctionnaires revient-elle si souvent au cœur des débats politiques en France ? Il y a deux sujets : le statut et le nombre de fonctionnaires. Le nombre a de tout temps été un sujet, depuis qu'il existe des fonctionnaires. On a toujours dit qu’il y avait trop de fonctionnaires, c’est quasiment intrinsèque à leur existence. Même si cette critique varie selon les périodes. Au 19e siècle, par exemple, on visait surtout des fonctionnaires associés à des régimes antérieurs, pas leur nombre réel. Quand les Républicains disaient qu'il y avait trop de fonctionnaires, ils craignaient en réalité qu'il y ait trop de monarchistes ou de bonapartistes. Après la Seconde Guerre mondiale, les communistes disaient aussi qu'il y avait trop de fonctionnaires, mais, en réalité, ils visaient les agents recrutés par le régime de Vichy.

Est-ce que cette critique est purement budgétaire ou y a-t-il toujours un enjeu politique sous-jacent ? C’est avant tout un enjeu politique, même si l’aspect budgétaire est devenu plus présent au fil du 20e siècle... Au 19e siècle, les libéraux estimaient par exemple que l’État n’avait pas à intervenir dans des secteurs comme l’éducation, ce qui impliquait de limiter le nombre de fonctionnaires. À l’inverse, avec l’alternance de 1981, les socialistes ont massivement recruté pour étendre les services publics. La question du nombre des fonctionnaires reste symbolique d’un choix de société.

À quand remonte le statut des fonctionnaires ?  

Le statut des fonctionnaires est une question plus récente que celle du nombre. Tel qu’on le connaît aujourd’hui, le statut des fonctionnaires date du début des années 1980, avec des racines votées en 1946, en réponse aux dérives du régime de Vichy.  De la fin du 19e siècle jusqu'aux années 1940, le statut était pensé comme un instrument permettant de mettre au pas les fonctionnaires. En 1946, changement : un statut des fonctionnaires est mis en place pour protéger les agents de l’arbitraire politique et hiérarchique, tout en garantissant la continuité de l’État ; et aussi pour protéger la population de l'arbitraire des agents. Ce statut est voté à l'unanimité. Ce n'était pas qu'une victoire communiste. Toutes les forces politiques se sont accordées sur ce statut. Depuis, il a été critiqué parce qu'il offrirait des "privilèges", notamment l’emploi à vie, bien que cela soit une idée reçue : les fonctionnaires peuvent être révoqués pour faute ou insuffisance professionnelle.

À quand remonte la critique du statut des fonctionnaires ? 

Depuis les années 90-2000, on critique le nombre de fonctionnaires, mais ce qui devient la cible principale, c'est le statut. La dernière déclaration du ministre de la Fonction publique vise cela en creux, dire que les fonctionnaires seraient des privilégiés. Depuis trente ans, on a des discours difficiles à distinguer entre la droite et la gauche. Tout le monde s'est accordé sur le fait qu'il faut maîtriser le nombre de fonctionnaires et la dépense publique. Progressivement, la remise en cause du statut a commencé à se faire jour.

Cette remise en cause du statut s'est-elle accélérée récemment ? C’est depuis 2019, avec la loi de transformation de la fonction publique que cette remise en cause du statut a vraiment pris de l'ampleur. Les critiques du statut sont très anciennes, mais un cap avait déjà été franchi sous le premier quinquennat d'Emmanuel Macron, et cela, sans réelle surprise, car pendant sa campagne, il avait déclaré que le statut était obsolète. Le gouvernement a instauré des réformes qui permettent de recruter des agents sans passer par le statut.

Cette dernière attaque sur le statut peut-elle constituer une ligne rouge ? 

Difficile à dire. Cette annonce a suscité de nombreuses réactions, et pas que de la gauche : il y a aussi des gens du centre droit qui se sont montrés critiques. Mais si l’on observe les précédentes réformes du statut des fonctionnaires, la plupart ont fini par être appliquées, malgré les oppositions. Je ne pense pas que c'est une ligne rouge, car le gouvernement a déjà réussi à instaurer une première journée de carence. Mais l'accumulation des mesures récentes -  comme la suppression de certaines indemnités de garantie de pouvoir d'achat, les réductions de postes dans l'Éducation nationale, la rémunération au mérite -semble entériner la figure du fonctionnaire repoussoir ou bouc émissaire. Il n'est pas certain que ça passe... 

Le statut de fonctionnaire fête ses 40 ans ce 13 juillet

Est-ce toujours un sujet de droite, cette remise en cause du statut et du nombre de fonctionnaires ? Sur le nombre, non, car droite et gauche de gouvernement partagent la volonté de maîtriser les effectifs de l'État depuis les années 1990. En revanche, la remise en cause du statut reste principalement un marqueur de droite. Sous les quinquennats d'Emmanuel Macron, par exemple, le discours sur l’obsolescence du statut s'est affirmé.

La France a-t-elle trop de fonctionnaires par rapport à ses voisins européens sur cette question des fonctionnaires ?

Non, il est très difficile de comparer le nombre de fonctionnaires entre les pays européens, car les systèmes et les statuts sont très différents. Par exemple, certains agents de service public en Europe sont employés sous contrats de droit privé, mais ils sont payés par des subventions d'État. Ils ne seront pas comptés comme fonctionnaires, même s'ils travaillent pour des services publics, ce qui fausse les comparaisons avec la France.

Quelle est, selon vous, la question fondamentale à se poser sur la fonction publique aujourd'hui ?

La vraie question est : quelle fonction publique voulons-nous pour quelle société ? Ce débat sur le nombre des fonctionnaires et leur statut n'est pas qu'une question budgétaire ou technique. C'est une question éminemment politique, c’est une vision de ce que nous attendons des services publics. J’ai été très frappé en lisant le livre de Victor Castanet qui met en lumière les dérives dans la gestion de la petite enfance. Ce que l’on voit, c’est qu’à force de vouloir externaliser et confier des missions publiques à des acteurs privés pour des raisons budgétaires, on observe une dégradation des services. Ce débat illustre bien la question de fond : qu'attend-on de nos services publics ? C'est un choix politique sur la place que l'on accorde à l’État et à la fonction publique. Par exemple, est-il essentiel ou pas que les enseignants, les soignants ou les policiers soient des fonctionnaires ? Sur cette base-là, au regard de ce que l'on attend d'eux, on peut se poser la question : les fonctionnaires sont-ils trop ou pas assez nombreux ?  

Trop de fonctionnaires ? Histoire d'une obsession française (XIXe-XXIe siècle), Paris, Fayard, coll. « Histoire », 2021

Recueillis par Nicolas Faucon