Les champions du "terroirwashing" vont jusqu'à fourrer du fromage AOP dans les hamburgers de fast-food
Quelles sont les marques qui contribuent le plus au développement des territoires ? Une récente enquête reprise par Raphaël Llorca, un philosophe qui étudie l’impact politique du marketing, a révélé un tiercé inattendu. Les consommateurs interrogés citent spontanément Leclerc, Carrefour et Intermarché comme principaux acteurs du développement local.
Rien d’étonnant pour celui qui vient d’étudier pour la Fondation Jean-Jaurès L’imaginaire territorial des marques. Cela nous avait échappé et Raphaël Llorca nous place face à l’évidence.
Historiquement, les représentations du territoire étaient produites par la fiction et par le politique. Aujourd’hui, ce sont les marques qui secrètent de l’imaginaire territorial. Elles bâtissent des récits, mettent en avant une esthétique.
Si leurs implantations sont nationales et très standardisées, les enseignes de grande distribution savent depuis des décennies faire vibrer l’attachement de leurs clients à leurs « petites patries ».
Les marques ont pris la place de littérature et du discours politique pour dessiner la FrancePour Raphaël Llorca, la marque Reflets de France de Carrefour, née il y a près de 30 ans, était « très avant-gardiste ». « Pour casser l’image de produits bon marché et de qualité médiocre attachée aux marques de distributeurs (MDD), on va leur adjoindre tout un imaginaire du terroir qui rehausse la qualité perçue ».Raphaël Llorca, Philipsophe, communicant et directeur d'études à la Fondadtion Jean-Jaurès Effet induit : « Lorsque Reflets de France vante dans son packaging le cidre de Normandie, les quenelles à la lyonnaise, le crottin de Chavignol ou la saucisse fraîche d’Auvergne… on met en avant des traditions culinaires locales mais c’est la gastronomie française qui est honorée, ça forme un tout ». Dans un audacieux élan conceptuel, Raphaël Llorca y voit « la résolution par une marque du conflit pluricentenaire qui oppose les jacobins et leur désir d’une centralisation extrême et les girondins, partisans d’une plus grande autonomie des territoires ». En attendant l’arrivée du si populaire Michel-Edouard Leclerc à l’Élysée, les effets politiques induits de la production d’imaginaire terrritorial par les supermarchés nécessitent de prendre un peu de recul.
Ce sont des acteurs marchands non démocratiques qui produisent ces représentations géographiques et ça peut avoir des conséquences en cascade sur l’attractivité des territoires, le prix du foncier.
Surtout, « les marques nous enferment dans des représentations figées qui nous empêchent de voir ce qui change, souvent en bien »
La ficelle est parfois un peu grosseLes plus spectaculaires hold-up d’authenticité à bon compte se rencontrent sur les zones commerciales périphériques qui se revendiquent parfois comme des « villages ».
La grande distribution a réussi à capter le plus gros du marché « de l’attachement au local », qui aurait dû revenir « aux petits producteurs, aux circuits courts », observe Raphaël Llorca. Quant aux chaînes américaines de fast-food, elles fourrent des produits régionaux AOP dans leurs burgers. C’est ce que le philosophe-communicant appelle « l’imaginaire écran ».
L'imaginaire-écran, c'est un écran qui cache et qui montre à la fois. On invisibilise ce qui pose problème, la racine américaine et la malbouffe, et on projette l’imaginaire positif du terroir.
Une telle instrumentalisation autorise le néologisme de « terroirwashing ».
La ficelle est parfois un peu trop grosse. « Ce n’est pas parce qu’on introduit de la fourme d’Ambert dans le burger qu’on devient une marque auvergnate », tranche Raphaël Llorca.
La mise en valeur des traditions participe au « conservatisme d'atmosphère »Les marques participent-elles à la montée en puissance du sentiment d’appartenance régionale ? Un « ethnorégionalisme » qui inquiète le constitutionnaliste Benjamin Morel qui y voit un risque de dislocation d’une nation que certains décrivent déjà comme une succession d’« archipels ». « Certaines marques participent à un certain conservatisme d’atmosphère. Elles rendent désirable, un retour aux traditions au folklore, voire à une forme de nationalisme régional », constate Raphaël Llorca.
« On rend cool le retour aux ancêtres, on sait de quel côté ça penche… ».
Comme cet expert en communication l’avait déjà montré dans son essai Le roman national des marques, le discours publicitaire, notamment celui du luxe, peut entretenir « un univers monarchique du pouvoir ».
La diversité de la France en mode bling-bling pour NetflixNetflix revendique d’ « imaginer la France » et, observe Raphaël Llorca : « les lieux de tournage qui répondent à l’esthétique Netflix, ce sont des châteaux, des lieux de culte. C’est encore très monarchique, très bling-bling. Ce qui me semble problématique, c’est que l’agence de développement nationale du tourisme, Atout France, s’associe à cette campagne Netflix ».
Très peu de marques s’aventurent hors de la « France instragrammable ». L’étude de la Fondation Jean-Jaurès cite l’exception notable de la plateforme de VTC Heetch qui s’emploie malicieusement à inverser les représentations négatives de la banlieue.
Autre « bon coup » marketing : celui d’Airbnb. Attaquée sur les désordres immobiliers et de voisinage que son succès provoque dans les zones les plus touristiques, la plateforme de location s’est refait une virginité à la campagne. En allant jusqu’à nouer un partenariat avec l’Association des maires ruraux de France (AMRF) pour montrer son impact positif sur le développement des territoires.
Julien Rapegno