Enfants eurasiens d’Indochine : vivre dans des espaces en mouvement
Dans l’Indochine sous domination coloniale française, des enfants naissent de l’union entre des colons, des fonctionnaires ou encore des soldats français et des femmes indochinoises. Bien souvent, ces enfants sont délaissés par le père alors que les mères n’ont pas toujours les moyens de les élever. Les autorités françaises permettent alors une prise en charge des enfants dont l’histoire s’entremêle aux événements du XXe siècle et aux soubresauts à l’œuvre dans les territoires occupés. L’historien Yves Denéchère revient sur ces parcours complexes mais qui incarnent aussi les multiples connexions entre les territoires de l’empire français.
Nonfiction.fr : Votre ouvrage se présente comme un vaste travail de recherche sur des enfants métis, nés en Indochine et déplacés en France des années 1940 aux années 1970. Ce travail est né d’un long cheminement dans les archives. Pouvez-vous nous en rappeler les principales lignes ?
Yves Denéchère : C’est lorsque je rédigeai la première histoire de l’adoption internationale en France (Des enfants venus de loin, Armand Colin, 2011) que j’ai découvert les enfants métis d’Indochine, il y a un peu plus de quinze ans. Cherchant à répertorier les différents mouvements d’adoption d’enfants vers la France, j’ai remarqué un flux d’enfants métis venant du Laos au début des années 1960. Pris en charge par une association, ces enfants étaient adoptés par des familles françaises. En fait, ces quelques dizaines de cas de transplantation d’enfants ne constituaient que la partie émergée d’un mouvement beaucoup plus vaste : des milliers d’enfants métis nés en Indochine de pères français et de mères autochtones envoyés en France pendant presque trente ans. Ceux-ci n’étaient pas destinés à être adoptés mais plutôt à grandir en France, peu ou prou ensemble, et à se construire loin de leur pays de naissance et le plus souvent de leurs familles. Le moment de cette découverte a été suivi par plusieurs années consacrées à d’autres recherches, mais sans jamais perdre de vue ce sujet, en écrivant un article programmatique, en repérant des sources, en nouant des contacts. Le temps qui passait sur les personnes concernées a été propice à la rédaction par celles-ci de témoignages, plutôt confidentiels, ou à la production de films documentaires. Peu à peu, les choses ont muri et est arrivé le moment de prendre à bras le corps ces déplacements contraints d’enfants pour en faire l’histoire, c’est-à-dire de les reconstruire en les faisant resurgir du passé, à partir des traces laissées, en mettant en œuvre les méthodes de l’historien, afin de produire un récit. Les sources mobilisées ont été diverses : notamment archives administratives et associatives des protagonistes, dossiers individuels des enfants, témoignages de personnes concernées. La méthode historique a aussi inclus de nombreux temps de participation observante lors des fréquents rassemblements des personnes concernées, aujourd’hui devenues des femmes et des hommes âgés.
La question du métissage se pense dans l’ensemble des espaces occupés par les autorités politiques et militaires et françaises. À la fin XIXe siècle, ce sont les espaces indochinois et malgaches qui y sont confrontés. Avez-vous relevé une « particularité indochinoise » sur ce point ?
Oui, ce sont les deux territoires principalement concernés par cette question. Violaine Tisseau a bien étudié le cas de Madagascar (Être métis en Imerina, Karthala, 2017). Dans son ouvrage publié en 2007 (Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, Payot), Emmanuelle Saada identifie bien un « laboratoire indochinois » de la question métisse, dans un territoire où celle-ci se pose avec acuité, bien plus qu’en Algérie par exemple. Dès l’implantation de la présence française en Indochine au XIXe siècle sont nés des enfants métis, fruits de relations sexuelles amoureuses ou forcées, passagères ou plus durables, entre des Européens (colons, fonctionnaires, militaires, etc.) et des femmes du pays. Dès le tournant des siècles, mais surtout dans l’entre-deux-guerres, différents acteurs (notables, militaires, écrivains, journalistes, fonctionnaires, etc.) interrogent le « fait eurasien ». Des réformateurs sociaux, des associations philanthropiques, des congrégations religieuses et des administrations publiques s’intéressent au sort des enfants nés d’unions mixtes, le plus souvent délaissés par leurs géniteurs. Des associations laïques, à côté de congrégations religieuses, viennent en aide à ces enfants et à leurs mères. La jeunesse, en tant que fait social global, joue en effet un rôle important dans la construction des empires coloniaux.
Pour les enfants métis, il s’agit de savoir quelle doit être leur place dans le système colonial : plutôt dans le groupe des dominants (auquel ils peuvent prétendre par leurs pères) ou dans celui des dominés (auquel ils appartiennent par leurs mères). En tout cas, les enfants métis ayant du sang français dans les veines sont dignes d’attention ; mais pour que l’Etat français puisse s’y intéresser, ils doivent être français. Un décret de 1928 permet d’attribuer la nationalité française aux enfants de père ou de mère français (ou française) et indochinois (ou indochinoise). Son article premier stipule : « Tout individu, né sur le territoire de l’Indochine de parents dont l’un, demeuré légalement inconnu, est présumé de race française, pourra obtenir, conformément aux dispositions du présent décret, la reconnaissance de la qualité de français ». Pour Gérard Noiriel, le décret de 1928 sur les métis s’inscrivait dans le prolongement de la tradition républicaine, au sens où la catégorisation raciale visait à ouvrir les portes de la citoyenneté aux métis coloniaux. Le décret précisait que pour être considéré de « race française », l’enfant métis devait non seulement avoir du sang français dans les veines, mais aussi être socialisé dans un milieu de « culture française ». En 1939, une fondation – qui porte le nom du gouverneur Brévié – rassemble les associations laïques et les établissements religieux sous sa tutelle pour mieux organiser la prise en charge des enfants métis.
Sous Vichy, l’amiral Jean Decoux devient gouverneur général d’Indochine. Toutes les demandes de naturalisation sont alors suspendues jusqu’en 1943 et l’État français y reste en place jusqu’en mars 1945. Quelles sont les conséquences pour les populations indochinoises ?
Elles sont très dures. Decoux met en œuvre avec zèle et autoritarisme les nouvelles orientations de l’État Français. La politique vichyste en Indochine, soutenue par la communauté européenne, rejette la construction coloniale républicaine, abandonne le discours assimilationniste républicain et promeut des idées de supériorité et de diversité. Par exemple, il s’agit de réenraciner les peuples indochinois dans leur culture et leur « race », ce qui renforce de fait leur ségrégation. En effet, plusieurs décrets pris entre 1942 et 1944 aggravent la situation des citoyens français d’origine asiatique, en définissant un Asiatique de la même manière qu’en métropole Vichy définit un Juif : « est considéré comme d’origine asiatique tout fonctionnaire qui n’est pas issu d’au moins deux grands-parents d’origine européenne ». René Martial, professeur d’anthropobiologie et expert en matière de sélection raciale du régime de Vichy, livre en 1942 son analyse du métissage : « Ce qui caractérise les races métissées, mêmes animales, c’est la vulgarité, une vulgarité qui va jusqu’à la bestialité. La laideur physique, autre signe de dégénérescence, lorsqu’elle s’ajoute à la vulgarité, donne une sensation d’horreur, de répulsion aux âmes bien nées... Il n’y a pas de préjugé de couleur. C’est un instinct qui veut que le Blanc répugne à l’union avec le Noir ou le Jaune... » Alors que les demandes de naturalisation déposées par des Indochinois sont suspendues, des dénaturalisations sont prononcées au nom d'« activités antifrançaises » aux contours flous. Quant aux Eurasiens, ils sont considérés comme Asiatiques s’ils ne comptent qu’un seul grand-parent européen et comme Européens si leur généalogie blanche peut être confirmée par des « preuves tangibles ». Ces mesures sont considérées par les Eurasiens comme des décrets iniques et racistes. Alors que le décret de 1928 s’appuyait sur la notion de race dans une démarche inclusive des métis, la politique de l’Indochine vichyste vise à leur exclusion.
C’est pourtant sous Decoux, en novembre 1943, qu’un décret est institué pour que tous les enfants eurasiens soient systématiquement pris en charge. Quel est l’objectif de ce décret ?
Il faut revenir encore une fois sur le contexte indochinois si particulier au regard de la question métisse. Depuis le décret de 1928, les réformateurs sociaux n’ont cessé de demander une véritable prise en charge des enfants eurasiens. Par exemple, en 1940, le réformateur social René Bonniot déplore que les mesures préconisées par plusieurs spécialistes de la question n’aient jamais été mises en œuvre. Pour lui, les métis qui ont réussi le doivent à une enfance instruite et privilégiée et pour eux, « il n’y a pas de problème métis ». Pour les autres, les non-reconnus, les abandonnés, « il ne faut pas attendre qu’une influence médiocre [celle de leurs mères] les ait dévoyés, il faut les mettre dès leur premier âge dans un cadre français ».
Il est vrai que la question métisse n’est ni une affaire de charité, ni de pitié, c’est une question sociale, une question d’économie générale, une question politique, en un mot une question nationale. La prise en charge systématique de tous les enfants eurasiens est instituée par un décret de 1943 dont l’article 1 précise qu’il « s’applique à tout enfant mineur de l’un et l’autre sexe dont un des parents est réputé d’origine européenne [on note un changement de périmètre par rapport au décret de 1928] et l’autre d’origine asiatique et qui en outre entre dans l’une des catégories suivantes : 1) enfant recueilli, déposé ou trouvé ; 2) enfant abandonné ; 3) enfant maltraité ou moralement délaissé ; 4) orphelin indigent ; 5) enfant moralement abandonné ».
Ces enfants placés sous la tutelle de l’autorité publique sont des « pupilles eurasiens de l’Indochine » (article 2). La finalité du texte de 1943 est de faire contrôler la prise en charge directe des enfants eurasiens par l’État. Le statut de « pupille eurasien d’Indochine » n’organise pas une protection supplémentaire de l’État en complément de celle exercée par la famille, mais vise bien à l’institution d’une tutelle de l’État en remplacement de celle des parents jugés défaillants. Cette tutelle de l’Etat est confiée à la Fondation Brévié, qui distribue aux associations et congrégations les moyens nécessaires pour s’occuper des pupilles eurasiens d’Indochine. Le tournant est d’autant plus important qu’il est durable : la fin du régime de Vichy, sanctionnée par l’ordonnance du 9 août 1944, relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental, ne modifie pas le décret de 1943. Si la désorganisation de l’administration française consécutive à la fin de la guerre sonne le glas de la Fondation Brévié, le décret de 1943 demeure. Ses dispositions imposent pour longtemps les modalités de prise en charge des enfants eurasiens.
Quelles modifications entraînent la sortie de la Seconde Guerre mondiale et la guerre d’indépendance d’Indochine sur la question ?
Elles sont importantes et en deux temps. D’abord, le coup de force des Japonais de mars 1945 met à terre l’Indochine vichyste en quelques jours et impose une autre domination aux populations locales. Les métis ayant du sang français dans les veines se retrouvent dans une situation difficile, du côté des perdants. Ensuite, une fois restaurée l’autorité de la France, débute presque aussitôt la guerre d’indépendance menée par le Vietminh. Celui-ci voit dans les enfants métis des preuves vivantes de la trahison de leurs mères. Des enfants sont cachés, déplacés, grimés pour ne pas apparaitre trop blancs, rasés pour dissimuler leurs cheveux blonds. Pour les autorités politiques françaises, comme pour les acteurs engagés en Indochine (militaires, services sociaux, humanitaires, promoteurs de sociétés nouvelles), « sauver les enfants » devient un impératif moral. En ce sens, le mouvement migratoire singulier de milliers d’enfants métis d’Indochine s’inscrit dans une mobilisation à la fois humaniste et idéologique. D’autant que pendant la guerre d’Indochine (1946-1954), la présence d’un important corps expéditionnaire français accroît considérablement le nombre d’enfants métis et en même temps s’aggrave la question de la place de ces enfants dans des sociétés en voie de décolonisation.
La fin de la guerre impose aussi un changement d’acteurs. Une association, la FOEFI (Fédération des Œuvres de l’Enfance Française d’Indochine), prend le relais de la Fondation Brévié et devient l’acteur majeur de la prise en charge de ces enfants. Financée par l’Etat français, la FOEFI aide de nombreuses mères sur place, mais organise aussi le départ vers la France métropolitaine de milliers d’enfants isolés, abandonnés par leurs pères, séparés de leurs mères qui acceptent d’en confier la tutelle à la FOEFI. Après la défaite de Dien Bien Phu et les accords de Genève (1954) qui consacrent l’indépendance du Cambodge, du Laos et du Vietnam divisé en deux États, la guerre se poursuit, bientôt avec l’intervention américaine, jusqu’en 1975. Dans ce contexte continu de guerre où temps colonial et temps postcolonial s’imbriquent, la majorité des enfants métis demeurent auprès de leurs mères dans leur pays de naissance. Mais la FOEFI continue d’en envoyer en France. Au total, environ 5 000 enfants métis quittent la péninsule indochinoise. Ces migrations contraintes sont liées à tout un ensemble complexe de questions politiques et diplomatiques, économiques et sociales, démographiques et humaines, philosophiques et religieuses. Présentés comme des « rapatriements » par les autorités françaises, ces transplantations ont eu des impacts considérables sur la vie et la subjectivité des enfants concernés puis des adultes en devenir.
Le métissage ne concerne pas que les enfants nés d’une union entre Européens et Indochinoises puisque vous décrivez aussi la situation des enfants africasiens. Qui sont-ils exactement et ont-ils un statut similaire aux enfants eurasiens ?
Le néologisme « Africasiens » désigne les enfants nés d’un père africain, militaire du Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient, et d’une mère autochtone, le plus souvent vietnamienne. La question métisse africasienne, dont la race (la couleur) constitue la principale donnée, concerne, par extension, également des enfants nés de pères militaires originaires des départements de Martinique, Guadeloupe, Guyane et de La Réunion, créés en 1946. Comme l’historienne Sarah Zimmerman, on peut choisir pour nommer ces enfants les qualificatifs afro-vietnamiens, afro-laotiens, afro-cambodgiens. En Indochine, ces enfants métis noirs sont davantage rejetés que les enfants eurasiens, ce qui pose avec encore plus d’acuité la question de leur place dans la société où ils sont nés. Et il faut noter que les enfants africasiens – et les autres métis non eurasiens – ne sont pas concernés par le décret de 1943, auquel on continue de se référer pendant longtemps.
Des pères militaires, à la fin de leur service, ont emmené leurs enfants africasiens dans leurs pays ou départements d’outre-mer d’origine avec parfois leurs mères. L’attitude des autorités vis-à-vis d’eux a été différente de celle à l’égard des militaires de métropole à qui l’on interdisait d’emmener avec eux leurs enfants, si ceux-ci n’étaient pas nés dans le mariage. Le parcours de vie des enfants d’Asie en Afrique a ceci de particulier qu’ils passent d’un territoire colonisé à un autre, d’une domination coloniale à une autre, qui se prolonge jusqu’à l’indépendance des pays concernés. Cependant, comme pour les enfants eurasiens, nombreux sont les enfants africasiens à ne pas être reconnus par leurs pères, à vivre seuls avec leur mère. Certains d’entre eux sont confiés à la FOEFI. La Fédération en envoie quelques-uns en Afrique, mais surtout en métropole, où ils vivent une expérience de l’intégration à la fois comparable à leurs camarades eurasiens, mais avec une racisation différente. Les autorités françaises s’interrogent en effet sur le bien-fondé de l’envoi en France d’enfants africasiens, en avançant un risque d’ostracisme de ces enfants différents.
En France, quels sont les points fondamentaux sur lesquels travaillent les associations et les différentes autorités pour permettre l’intégration des enfants eurasiens ?
Les déplacements d’enfants métis d’Indochine s’appuient sur un discours où les notions de trait d’union entre deux pays, de formation de cadres pour l’Indochine, de continuation de la présence et de l’influence françaises sont très prégnantes. Cette migration singulière d’enfants est d’abord conçue comme un projet colonial – pendant la guerre d’Indochine – visant à les éduquer en métropole et en faire des cadres après leur retour en Indochine. Après les indépendances – et pendant la guerre du Vietnam –, le projet devient postcolonial, il s’agit de sauver des enfants et de les intégrer dans la société française. L’objectif de la FOEFI est de former une génération censée donner à la France des éléments de valeur qui maintiendront avec les pays de la péninsule indochinoise les liens noués au cours de la présence coloniale. Pendant trente ans, la FOEFI répète à l’envi que les enfants d’origine mixte élevés dans l’amour de leur patrie et de leur pays natal sont un trait d’union indissoluble entre deux races et deux civilisations.
Les enfants quittent leur pays de naissance avec un état civil français, avec la nationalité française, avec des prénoms et des patronymes à consonance française, la plupart d’entre eux sont baptisés catholiques. Leur intégration dans la société française nécessite une acculturation, c’est-à-dire un processus qui découle du contact permanent avec les métropolitains et ses effets sur leur culture originelle. Pour la FOEFI, cette transformation doit être spontanée, rapide. Les enfants métis doivent abandonner les oripeaux de leurs origines qui les empêchent de s’assimiler : leur langue maternelle, leurs mœurs, leurs souvenirs qui les rattachent trop à une période révolue de leur vie, parfois même leurs relations familiales ou adelphiques. Au contraire, ces enfants et ces jeunes doivent apprendre la France et les Français, leurs valeurs, leur mode de vie, et les faire leurs. L’ensemble constitue une véritable commotion culturelle. L’intégration des enfants métis dans la société française passe par l’effacement de leurs origines et de leur identité. Les enfants eurasiens transplantés en France sont des exemples d’enfants palimpsestes. Comme ces vieux parchemins dont on a effacé la première écriture pour pouvoir écrire un nouveau texte.