À Rome, la main dit l’homme tout entier
Qu’il s’agisse, chez les Romains, du droit, du pouvoir, de la religion, de la vie politique ou des relations sociales, « leur imaginaire est encombré de mains », écrit Sarah Rey. Celle-ci propose, à travers le thème de la manus, une approche originale de l’histoire romaine, traversant « des époques et des domaines historiques qui sont généralement dissociés ». Le risque était grand de se perdre dans un tel « encombrement » et de se contenter de juxtaposer des chapitres aux thématiques diverses en accumulant les anecdotes. Au contraire, l’un des grands mérites de ce beau livre est d’avoir entrepris, sur un sujet qui n’est qu’en apparence mineur, une histoire globale : il se fonde sur une minutieuse enquête anthropologique, qui recherche moins les ressemblances avec notre monde que les différences ; et il administre la démonstration de la place éminente tenue à Rome par la main, comme en rendent compte deux formules de la conclusion : « la main est, à Rome, une institution », et « à Rome, la main dit l’homme tout entier ».
D’Aristote aux auteurs chrétiens : la main est le propre de l’Homme
Dans l’Antiquité, le métier dont on distinguait le plus les capacités manuelles était celui de médecin, ou, mieux encore, de chirurgien (en grec, « l’action de la main », cheir-ourgia). Il faut donc partir d’Aristote – un fils de médecin – à l’origine de presque tous les discours ultérieurs sur le corps et ses parties : « ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres mais c’est parce qu’il est le plus intelligent qu’il a des mains ». Explicitant sa pensée, le médecin Galien (IIe siècle ap. J.-C.), cherchant « l’endroit du corps où s’exprimait le mieux le caractère tempéré de l’homme, le trouva (…) dans la peau de la paume de la main », un lieu « qui résumait la perfection de l’homme » ; et il loue aussi le pouce. Pour lui, la main est corrélée à la bipédie, distinguant l’homme de l’animal : « inutilité de la main pour les animaux, et, par conséquent, inutilité pour eux de la station bipède ». Chez plusieurs auteurs latins, la main est liée au langage. Dans le poème philosophique de Lucrèce, le geste précède la parole, tout en lui étant consubstantiel. Chez le maître de rhétorique Quintilien, le mouvement des mains est une langue parallèle, et, mieux encore, « les mains semblent constituer un langage commun à tous les hommes » (Institution oratoire, XI, 3, 85). Les auteurs chrétiens ne sont pas de reste. Lactance (au début du IVe siècle) décrit les mains comme « servantes de la raison et de la sagesse » et ne tarit pas, lui non plus, d’éloges sur le pouce. Et pour Grégoire de Nysse (à la fin du IVe siècle), « les mains sont bien la caractéristique évidente de la nature rationnelle ». Mais si les chrétiens s’inscrivent là dans une vision traditionnelle, on verra comment ils se sont aussi démarqués des conceptions païennes de la main.
Les mains et le monde divin
Chez les Romains, les relations avec le monde divin imprègnent toutes les sphères de la vie. Or, la religion traditionnelle est d’abord affaire de rites. Deux d’entre eux sont fondamentaux : le sacrifice et la prise d’auspices, opérant la relation entre le monde humain et le monde divin. La main droite joue là un rôle essentiel, effectuant la plupart des sacrifices ; les ablutions, nécessaires, assurent sa pureté. « C’est, en quelque sorte, un organe jupitérien, qui exprime la puissance d’un homme telle qu’elle est permise par le dieu souverain des Romains ». Sarah Rey dit là sa dette aux travaux d’anthropologie autrefois menés par Robert Hertz (1881-1915) sur l’asymétrie organique et montrant combien la main droite est « une construction culturelle ». Elle estime même que, s’il avait eu le temps de s’intéresser aux Romains, Hertz « aurait trouvé la confirmation, chez eux, de la prééminence du côté droit ». Si la main faiblit au cours du sacrifice et provoque des aspersions sanglantes, c’est le signe d’un désaccord des dieux. Dans la procédure auspiciale, à la base de tout le système politique romain, la main de l’augure ou du magistrat ne doit pas non plus faillir. Mais il faut se garder de tout schéma sommaire : longtemps, les signes entendus ou observés « à main gauche » ont été considérés comme favorables. Ce n’est en réalité qu’à partir du Ier siècle av. J.-C. que la polarité religieuse s’est inversée. Enfin, certains objets religieux sont, littéralement, « intouchables » : ainsi certaines effigies divines ou certains autels. Il en est de même pour certains prêtres ou prêtresses, qui ne peuvent eux-mêmes toucher à tout : leur dextra ne doit être l’objet d’aucune souillure.
Rites mortuaires et rites de supplication
Les actes fondamentaux de la vie et de la mort, inséparables de leurs fondements religieux, mettent en jeu les gestes de la main, qui rattachent l’homme au divin : ce sont les mains qui apaisent le mourant, ce sont les mains des femmes qui se prêtent aux mouvements violents des déplorations accompagnant les funérailles, ce sont les mains qui procèdent aux rites ultimes, qu’il s’agisse d’incinération ou d’inhumation. Les rites de supplication, dans lesquels se manifestent, autant que le genou, les mains du supplié ou du suppliant, sont aussi à fondements religieux, qu’ils se déroulent aux abords des temples ou qu’ils prennent un caractère « civil », « le supplié se révélant presque aussi puissant qu’une divinité ». Les suppliques judiciaires en sont une variante, de même que, dans les règlements des conflits, la « remise dans la bonne foi de Rome » (deditio in fidem) implorée par ceux qui se rendent à merci en espérant que le vainqueur leur accordera la liberté – dans le cadre de l’Empire, s’entend. Or, la bonne foi (fides) n’est pas seulement une vertu, c’est aussi une divinité, qui veille au respect des engagements entre personnes mais aussi entre entités ; et la main est « la fides incarnée ».
Main, droit et pouvoir
Dès le début de la République, les Romains « forgent plusieurs concepts à partir de la main », comme on le voit dans la loi des Douze Tables rédigée au milieu du Ve siècle av. J.-C. Un plaignant arrête celui qu’il accuse ou son débiteur insolvable « en mettant la main sur lui » pour le conduire au tribunal (manus iniectio). L’acquisition de certains biens se fait « en mettant la main sur eux » (mancipatio). Les membres d’une même famille sont « dans la main » (in mancipio) du paterfamilias, qui a droit de vie et de mort sur ses fils – or, le principe de ce droit de vie et de mort, certes restreint à de nombreuses reprises, ne disparaît peut-être qu’avec le Code de Justinien, au VIe siècle ap. J.-C.1. L’affranchissement de l’esclave est une « libération de la manus » (manumissio). Peut-être la notion de « vol manifeste » (furtum manifestum) signifie-t-elle que le voleur a été pris « la main dans le sac ». Dans le mariage « avec la main » (cum manu), la mariée entre dans le giron marital, alors que dans le mariage « sans la main » (sine manu), elle reste rattachée à sa famille d’origine. La manus est donc « la clef de voûte de l’idéal familiariste romain », surtout la droite, dextra, et non la gauche, sinistra.
Les qualités militaires s’incarnent aussi dans la manus, alors que les mains tremblotantes sont le propre des vieillards, des pleutres, des ivrognes et des impotents. Logiquement, l’ablation des mains est la punition des déserteurs et, plus généralement, un châtiment exemplaire. La valeur attachée à l’intégrité de la main droite est telle que même un honorable blessé de guerre comme le prêteur Sergius, amputé de la main droite, n’a pas été autorisé à procéder aux sacrifices (197 av. J.-C.). Mais il s’agit là d’une « morale aux fondements archaïques ». Avec le temps, les peines corporelles ont tendu à s’adoucir.
à l’époque impériale, c’est, en Père de la patrie (pater patriae), le Prince qui joue le rôle de protecteur paternel : sa main « apparaît comme une variante de la manus au sens juridique ». La main du bon Prince est généreuse et affable, mais elle sait aussi agir comme celle de tout un chacun : le bon Prince doit ressembler à son peuple. Inversement, le mauvais prince est gaucher (Commode, qui s’enorgueillit ainsi de ses « exploits » de gladiateur) ou ambidextre (Tibère, incarnation de la dissimulatio), ou bien sa main tremblante déshonore la fonction impériale (ainsi celle de Néron, incapable de se donner la mort).
Mains et société
Les mains jouent encore un grand rôle dans les relations politiques et sociales, ainsi dans la poignée de main. Certes, celle-ci n’est pas propre aux Romains. Mais elle s’accorde chez eux étroitement à la notion de fides. Elle souligne « l’intensité d’un dialogue », sert à matérialiser les accords, notamment dans le domaine politique, voire devient le symbole de la concordia. Les mouvements de la main s’imposent de plus en plus dans les postures des hommes politiques : alors que, aux temps anciens de la République, il était de bon ton de se refuser aux embrassades et aux poignées de main, aux IIe et Ier siècles av. J.-C, les populares (réformistes favorables aux revendications « populaires ») mettent à la mode une éloquence expressive soutenue par les mouvements de la main : le tribun de la plèbe Caius Gracchus (123-122 av. J.-C.) a été le premier à montrer son bras nu en prononçant un discours, comme le rapporte l’historien Dion Cassius. Le risque est que l’orateur se transforme en comédien. Au Ier siècle ap. J.-C., Quintilien, dans son traité d’art oratoire, prescrit à l’orateur de maîtriser avec sobriété et fermeté l’art de mouvoir les mains.
Qu’en est-il enfin des représentations des mains des travailleurs manuels ? Les mains des humbles ont laissé peu de traces dans les sources littéraires, si ce n’est, effectuée par des aristocrates grands propriétaires fonciers, la répétition de stéréotypes exaltant les qualités des mains paysannes, associée à l’éloge des valeurs traditionnelles et de la simplicité de la vie champêtre. L’épigraphie funéraire et l’iconographie qui lui est parfois associée comblent en partie cette lacune. Il faut toutefois y recourir avec prudence : les représentations d’artisans sur les stèles sont plutôt le fait d’une minorité de travailleurs manuels relativement aisés. Mais le christianisme introduit dans la représentation de la main une autre vision : « derrière le mendiant se cache une image du Christ (…) cette manus du pauvre est la seule digne de foi (…), la seule à incarner la vraie fides » : c’est ainsi qu’un vocabulaire traditionnel se met au service de conceptions radicalement nouvelles.
La richesse du sujet réside dans le foisonnement de thématiques qui se répondent les unes les autres, faisant de la main à la fois un organe singulier et un symbole au cœur des rites, des concepts juridiques et des représentations sociales. Chaque chapitre fait l’objet d’une conclusion dense et structurée. L’annotation est rejetée en fin de volume et répondra aux attentes d’une lecture érudite. Écrit dans une langue claire et aux formule suggestives, ce livre, qui vise comme lectorat aussi bien le grand public que les spécialistes, pourrait suggérer la mise en œuvre d’études comparatistes.
Notes :
1 - Si l’on suit l’interprétation que propose Yan Thomas d’une loi de Constantin datant de 323.