"Les cyclistes ne respectent pas le code de la route", vraiment ?
Frédéric Héran, Économiste et urbaniste, Université de Lille
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Depuis la mort de Paul, cycliste de 27 ans tué sur une piste cyclable par un automobiliste en SUV le 15 octobre à Paris, on entend de plus belle l’argument selon lequel les cyclistes ne respecteraient pas le code de la route. S’ils ont des accidents, ils n’auraient qu’à s’en prendre à eux-mêmes.
Ce raisonnement simpliste oublie que si les cyclistes prennent parfois des libertés avec le code, c’est avant tout pour assurer leur sécurité en se protégeant des voitures, des bus et des camions.
Car, s’il est le même pour tout le monde, le code de la route a d’abord été conçu pour les automobilistes et prend insuffisamment en compte les spécificités des déplacements à vélo. Même constat pour l’aménagement de la voirie.
Quand la sécurité passe avant le strict respect du code de la routeEn l’absence d’aménagement cyclable, il peut être préférable pour un cycliste de remonter les files de véhicules à l’arrêt (c’est pourtant interdit) jusqu’au feu rouge ou même au-delà de la ligne de feu, pour se placer bien visible à l’avant.
L’enjeu ? Éviter de démarrer avec les automobiles, les bus et les poids lourds quand le feu passe au vert en risquant d’être accroché ou renversé lors de sa recherche d’équilibre.
Le respect strict du code de la route peut conduire les cyclistes à circuler à proximité des camions et des bus, et à se mettre en danger. PxhereOu même, dans un petit carrefour à feux, le cycliste a parfois intérêt à considérer le feu rouge comme un cédez-le-passage, afin d’éviter de se retrouver, quand le feu passe au vert, piégé au milieu du trafic qui redémarre.
Si un couloir de bus est interdit aux cycles, mieux vaut rester à droite dans le couloir, plutôt qu’être coincé entre des voitures sur sa gauche et des bus sur sa droite.
En l’absence de sas à un carrefour ou quand celui-ci est indûment occupé, le cycliste est contraint de se placer devant les véhicules motorisés, au-delà de la ligne de feu, s’il veut être bien repéré.
Un cycliste déplaçant des enfants sera incité à prioriser la sécurité. MIRLublin, CC BY-SADans d’autres circonstances, le cycliste ne peut que chercher à s’éloigner à tout prix d’un trafic rapide et intense faute d’aménagements cyclables, surtout s’il a un enfant sur le porte-bagage ou une charge à porter qui le rend moins mobile. Il pourra préférer prendre un sens interdit pour contourner tel axe encombré ou même rouler sur le trottoir (à petite vitesse et en respectant au mieux les piétons, SVP !).
Dans certains cas enfin, quelques manœuvres judicieuses peuvent s’avérer bien plus sûres pour un cycliste que ce que prévoit le code. Ainsi, il peut être préférable, pour tourner à gauche, d’emprunter les passages piétons à vélo (là aussi, à petite vitesse, SVP !), plutôt que de se retrouver en danger au milieu du carrefour, frôlé par les voitures et les camions.
En tout cas, le cycliste a toujours intérêt à prendre toute sa place plutôt qu’à respecter strictement le code de la route.
Les règles implicites de la circulation à véloEn rouge, les équipements obligatoires à vélo de nuit, en bleu, les équipements facultatifs. Sécurité routièreLe code de la route ne sert-il donc à rien pour les cyclistes ? Bien sûr que si, et de nombreuses règles fondamentales demeurent fort utiles : avoir un vélo en bon état, être bien visible de nuit, se remette en file à l’approche d’un véhicule, etc.
En fait, à côté des règles explicites du code, souvent mal adaptées aux cyclistes, il existe de nombreuses règles implicites, c’est-à-dire non écrites, que tout usager doit apprendre à connaître pour se tirer sans dommage des situations les plus critiques.
Or, ceux qui ne font jamais de vélo ignorent tout de ces règles ou ne veulent guère admettre qu’elles sont essentielles. La principale règle implicite pour les modes actifs consiste à douter du bon respect du code par les usagers motorisés.
Si un cycliste ou un piéton a la priorité à un carrefour, y compris grâce à un feu de signalisation, il ne doit surtout pas s’engager sans regarder auparavant si un véhicule arrive et sans s’être assuré d’avoir été repéré par les autres véhicules. De même, un cycliste ne peut considérer que tout automobiliste fera attention en ouvrant sa portière côté chaussée ou qu’il respectera le mètre réglementaire en zone urbaine pour doubler dans une rue étroite ou encore qu’il ne lui coupera pas la route en sortant d’un giratoire.
Pourquoi un tel décalage entre ce que préconise le code de la route et la pratique des cyclistes et des piétons ? La principale raison, c’est que les rédacteurs du code et plus généralement les autorités ou encore les statisticiens ont tendance à mettre tous les modes de déplacement sur le même plan, comme s’ils avaient les mêmes caractéristiques.
À l’origine en effet, le code de la route (son nom l’exprime bien) a d’abord été conçu en 1921 pour les automobilistes, puis son champ d’application a été élargi aux autres usagers, comme s’ils étaient tous semblables.
On n’a jamais vu de cycliste renverser une voiturePourtant, les divers usagers de la rue – et plus encore de la route – sont très différents. Ils n’ont pas du tout la même masse, ni la même vitesse et donc pas la même énergie cinétique. Une voiture qui roule à seulement 30 km/h a déjà une énergie cinétique 60 fois supérieure à celle d’un cycliste qui circule à 15 km/h. Et de fait, on n’a jamais vu un cycliste renverser une voiture.
Les cyclistes ont encore bien d’autres caractéristiques particulières qui engendrent des comportements spécifiques :
N’ayant pas de carrosserie, ils savent qu’ils sont vulnérables.
Ils se déplacent à la force de leurs muscles, ce qui les amène à économiser sans cesse leurs efforts, en s’arrêtant le moins possible et en évitant les détours et les pentes.
N’ayant pas de montants de toit qui masquent la visibilité ni d’habitacle qui étouffe les bruits de la rue, ils détectent facilement les véhicules en approche sans avoir besoin de s’arrêter complètement.
Leur gabarit étant réduit, ils se faufilent aisément dans le trafic, mais pour trouver leur équilibre, ils peuvent zigzaguer lors du démarrage ou en gravissant une côte.
Le code de la route est encore très en retard dans la prise en compte de toutes ces spécificités.
Quelques avancées importantes ont toutefois déjà été réalisées, comme l’interdiction des cyclomoteurs sur les aménagements cyclables, les double-sens cyclables dans les rues à sens unique, les cédez-le-passage au feu rouge, les zones de circulation apaisée, la possibilité de s’écarter des véhicules en stationnement d’une distance nécessaire à sa sécurité.
Certains articles reconnaissent la spécificité des modes actifs. Par exemple, l’article R412-6 stipule que tout conducteur de véhicule
« doit notamment faire preuve d’une prudence accrue à l’égard des usagers les plus vulnérables ».
En pratique, il se passe tout le contraire : piétons et cyclistes doivent faire preuve d’une prudence accrue à l’approche des voitures et surtout des poids lourds dont ils doivent éviter les angles morts, en faisant en sorte de rester hors de leur trajectoire quelles que soient les règles.
Des évolutions souhaitables du code de la route et des aménagementsPour réduire le décalage entre la pratique des cyclistes et le code de la route, non seulement celui-ci doit évoluer, mais également les aménagements.
Côté code, il serait souhaitable que les règles explicites se rapprochent des règles implicites. Par exemple :
Tous les stops et tous les feux devraient pouvoir être considérés par les cyclistes comme des cédez-le-passage.
Les tourne-à-gauche indirects, via les passages piétons, pourraient être autorisés à petite vitesse.
La circulation des cyclistes à au moins un mètre des voitures en stationnement devrait être plus fortement conseillée.
Enfin, il faudrait que soit introduit un principe de proportionnalité des peines en fonction de la dangerosité des véhicules selon leur énergie cinétique.
Côté aménagements, il convient bien sûr de développer ou d’améliorer les pistes, bandes, double-sens cyclables, chaussées à voie centrale banalisée, vélorues et autres sas vélo, mais d’autres solutions sont envisageables. Quelques exemples :
Les carrefours à feux sont bien trop nombreux en France. Grâce à des politiques de modération de la circulation automobile, on peut réduire leur nombre et ne laisser que les carrefours à feux réellement nécessaires, qui seront dès lors mieux respectés (ce que font déjà des villes comme Bordeaux ou Grenoble).
La taille des giratoires devrait être systématiquement réduite.
Enfin, la généralisation des quartiers sans transit (c’est-à-dire, où la circulation automobile n’est assurée que par des boucles de desserte) permettrait de réaliser des zones 30 beaucoup mieux respectées.
Plutôt que de s’obstiner à faire strictement respecter un code de la route très imparfait, il est urgent de mieux intégrer les règles implicites de comportement des cyclistes et des piétons, tant dans le code que dans la conception des aménagements.