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Октябрь
2024

Les bonnes ondes de Michel Foucault

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Dans son article désormais classique sur l’essai de Kant Qu’est-ce que les Lumières ?, Michel Foucault rappelait les conditions singulières de rédaction de l’opuscule de 1784. Ouvrant un beau jour le mensuel qu’il lisait assidûment, le Berlinische Monatsschrift, Kant découvrit une annonce de la rédaction du journal invitant ses lecteurs à répondre à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Kant décida de se prendre au jeu et soumit un essai d’une vingtaine de pages, qui fut publié en décembre 1784. Et Foucault de commenter : « De nos jours, quand un journal pose une question à ses lecteurs, c’est pour leur demander leur avis sur un sujet où chacun a déjà son opinion : on ne risque pas d’apprendre grand-chose. Au XVIIIe siècle, on préférait interroger le public sur des problèmes auxquels justement on n’avait pas encore de réponse. Je ne sais pas si c’était plus efficace ; c’était plus amusant »1.

Il est tentant de faire l’analogie avec les entretiens diffusés de nos jours sur les ondes de la radio et de la télévision. La publication commune aux éditions Flammarion, Vrin et de l’INA d’un fort volume de plus de 900 pages de la soixantaine d’entretiens radiophoniques que Michel Foucault aura accordés entre 1961 et 1983, puisant dans les riches archives de l’INA, nous rappelle qu’il fut un temps, pas si éloigné, où les producteurs d’émission n’hésitaient pas à inviter à dialoguer dans le même studio ou sur le même plateau des intellectuels, philosophes, romanciers, critiques littéraires, journalistes, hommes politiques et historiens aussi remarquables que Louis Althusser, Georges Gusdorf, Paul Ricœur, Georges Canguilhem, Noam Chomsky, Raymond Aron, Gilles Deleuze, Jacques Le Goff, Pierre Klossowski, Gérard Genette, Régis Debray, Jean Daniel, Jacques Delors, Emmanuel Le Roy Ladurie, Michel Serres, Paul Veyne – pour ne citer que les mieux connus.

Prenant la suite des quatre tomes des Dits et écrits, parus au cours des années 1990 – qui ont constitué, à l’époque, un véritable événement philosophique, en ce qu’ils ont permis de découvrir toute une « œuvre parlée », comme le disait Deleuze, dont nul n’avait soupçonné l’existence –, et d’innombrables publications posthumes de Michel Foucault qui se succèdent à un rythme ininterrompu depuis le décès du philosophe en 1984, le volume qui vient de paraître, constitué presque exclusivement de textes inédits, apporte un nouveau complément à la connaissance de son œuvre désormais très dense, forte de plusieurs dizaines de milliers de pages.

Une vocation de journaliste contrariée ?

Comme l’indique clairement le titre de l’ouvrage, ce dernier recueille principalement les divers entretiens radiophoniques auxquels Michel Foucault a participé au fil des ans, de 1961, date de son retour en France après plusieurs années passées en Suède, en Pologne et en Allemagne, jusqu’à la fin de sa vie. Mais contrairement à ce à quoi que l’on pourrait pu s’attendre, ce n’est pas systématiquement pour parler de ses propres livres que Foucault accepte de se rendre avec une belle régularité dans les studios de la Maison de la Radio.

S’il est souvent question de l’Histoire de la folie à l’âge classique (1961) dans les années 1960 et au début des années 1970 (pas moins de six émissions lui sont consacrées), de Les Mots et les Choses (1966) au cours de la même période (quatre émissions au total), et dans une moindre mesure d’autres ouvrages – parmi lesquels Surveiller et punir (1975) n’apparaît curieusement pas, si ce n’est de manière allusive –, on s’étonne de voir Michel Foucault se rendre si volontiers disponible pour participer à toutes sortes d’émissions sans rapport immédiat avec ses propres travaux. La diversité des genres d’émissions auxquelles Foucault a participé tout au long de sa vie, ainsi que des thèmes abordés, est en effet très frappante. Comme le notent les deux préfaciers de ce volume, Frédéric Gros et Henri-Paul Fruchaud, l’assiduité du philosophe dans les studios « reflète son insatiable curiosité d’esprit, la place qu’il accorde à l’actualité et l’immense variété de ses sujets d’intérêt : philosophie, sciences humaines, médecine – en particulier la psychiatrie –, histoire, littérature, politique, théâtre, etc. ».

C’est que Foucault est beaucoup plus qu’un « bon client » des médias. Le plaisir manifeste qu’il prend à s’exprimer sur tous les sujets d’actualité (de la publication d’un livre de Jean Daniel à l’inculpation du braqueur Roger Knobelspiess, et au dernier spectacle de Dario Fo au Palais de Chaillot) témoigne, comme le dit justement la directrice générale déléguée de l’INA, Agnès Chauveau, d’une « vocation de journaliste contrariée ». Lui-même en fait clairement l’aveu au cours du long entretien mené avec Denis Richet, Régis Debray et Jacques Delors autour du livre de Jean Daniel, Le Temps qui reste (1973) : « Nous sommes à l’âge de l’actualité et du discontinu ; les livres doivent disparaître, le discours d’universalité doit disparaître, nous devrions être tous des journalistes au sens où Jean Daniel est journaliste »2.

La composition du volume

Le grand intérêt du volume qui offre à lire les interventions de Foucault dans les grandes émissions culturelles de l’époque (Analyse spectrale de l’Occident, Les lundis de l’histoire, les après-midis de France culture, etc.) est qu’il permet d’avoir une vision panoramique du contexte intellectuel dans lequel s’est développée la réflexion de Foucault, ainsi que des principales problématiques auxquelles il s’est intéressé, dont on mesure à quel point elles étaient loin de se limiter à la philosophie au sens le plus académique du terme.

Ce n’est pas le moindre intérêt de ce volume de réunir également la dizaine de conférences radiophoniques que Foucault a prononcées dans les années 1960, et où il est alors le seul intervenant. C’est le cas, en 1962, d’une conférence sur Raymond Roussel, précédant de quelques mois la parution de son ouvrage sur le même auteur. C’est encore le cas d’une série de remarquables émissions intitulée Langages de la folie, qui constituent un indispensable complément de l’Histoire de la folie, ou d’une autre série consacrée à Rousseau juge de Jean-Jacques.

Si les deux dernières conférences radiophoniques, parmi les plus belles qu’il ait rédigées, Les Utopies réelles ou lieux et autres lieux et Le Corps utopique, datant toutes deux de 1966, ne sont pas à proprement parler inédites (la première a paru, dans une version légèrement modifiée, dans le deuxième tome des Dits et écrits sous le titre de « Des espaces autres », et la seconde dans Le Corps utopique, paru en 2006), elles retrouvent d’une certaine manière ici leur lieu d’origine, encadrées comme elles demandaient à l’être entre deux émissions consacrées à Les Mots et les Choses.

La vérité et les normes du savoir

Les différentes interventions politiques de Foucault à la radio et ailleurs reflètent aussi bien ses prises de position théoriques – celles-là mêmes qui l’ont conduit à aller manifester dans les rues, parfois auprès de Sartre, ou à militer au sein de certaines structures associatives (tel que le GIP, Groupe d’information sur les prisons). La cohérence entre les deux est évidente : opposition à toutes les formes d’enfermement, celle des aliénés dans les asiles, des prisonniers, des militants incarcérés, des homosexuels, des Noirs américains, soutien aux grévistes, à la révolution iranienne. Devant toutes ces situations, Foucault s'attache à montrer comment des formes de savoir ont été « couplées » à des formes de pouvoir dans le but de priver les corps et les âmes de liberté.

L’une des prémisses des enquêtes historiques minutieuses de Foucault sur la folie, la médecine, les sciences humaines, la prison, la sexualité, la biopolitique ou la culture de soi est que la formation des savoirs à leur sujet n’est pas fondamentalement orientée par la recherche du savoir et de la vérité – de sorte que le mieux est encore de se passer de ces derniers concepts pour la décrire. L’erreur que Foucault n’aura eu de cesse de dénoncer consiste à penser que le savoir et le pouvoir, et leurs autorités respectives, sont nécessairement séparés, le premier dominant le second. Thèse bien connue, qui peut elle-même être comprise de deux manières : soit comme une tentative pour concilier la dimension du savoir et celle du pouvoir, sans pour autant réduire l’une à l’autre, en montrant leur imbrication nécessaire dans leur histoire ; soit comme l’abandon pur et simple de la première dimension au profit de la seconde, en montrant que la logique même de la découverte scientifique dans les sciences humaines est guidée non par des évolutions et des progrès de la connaissance, mais par une logique de prise de possession sociale des corps et des individus.

Tout l’enjeu du profond et brillant essai de Pascal Engel qui paraît ces jours-ci aux éditions Eliott, Foucault et les Normes du savoir, est d’analyser patiemment les conséquences d’une telle démarche radicale, qu’on la lise de la première ou de la seconde manière. Comme l’explique de manière convaincante l’auteur, « si l’on sépare l’histoire des savoirs et de la vérité de toute tentative de justification et de validation, en écartant toute analyse des normes du savoir en termes épistémologiques au bénéfice de la seule description de leurs conditions sociales et de leurs effets sociaux et politiques, on réduit ces normes à des formes de régulation, en les vidant, paradoxalement, de toute normativité intrinsèque ».

Comprise à la lumière de cette analyse souvent critique, quoique toujours admirative, l'œuvre de Michel Foucault paraît entretenir des relations équivoques avec la philosophie elle-même. On saisit mieux peut-être les réticences de Foucault à s’avouer philosophe. « J’ai beau dire que je ne suis pas philosophe », confiait-il dans une interview en 1976, « si c’est tout de même de vérité que je m’occupe, je suis malgré tout philosophe »3. Dans chacun des projets que Foucault aura poursuivis, la notion de vérité aura en effet été à la fois omniprésente et évanescente : « régimes de vérité », « jeux de vérité », « technologies de la vérité », « courage de la vérité », « politiques de vérité », etc. Mais comme le note avec force Pascal Engel, nulle part le philosophe n’aura donné de définition claire de ces notions, qu’il a employées dans des contextes variés au fur et à mesure que se constituait son « histoire de la vérité », son histoire de la sexualité et son histoire des relations de la subjectivité et de la vérité, en laissant ainsi échouer son entreprise archéologique ou généalogique sur les rives du nominalisme, voire du scepticisme.


Notes :
1 - « Qu’est-ce que les Lumières ? »(1984), dans Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, tome 4, p. 562
2 - p. 593
3 - Dits et écrits, tome III, op. cit., p. 30-31