Les secrets du prix Goncourt 2024 : influence de Gallimard, nouveau président et petits psychodrames
Alors qui ? Qui ? Un des deux que le bruit de la ville donne gagnant depuis l’été, Kamel Daoud et son Houris, Gaël Faye et son Jacaranda ? Gallimard, deux fois défait ces dernières années, Grasset qui ne l’a plus remporté depuis 2005 ? Ou un outsider capable de réunir le jury autour de son nom ? Il se murmure qu’en cas d’égalité entre les deux favoris, une femme, Sandrine Collette et son Madelaine avant l’aube (JC Lattès) ou Hélène Gaudy et son Archipels (L’Olivier), pourrait s’imposer. Mais non, voyons, cette année, c’est sûr, le prix ne peut échapper à la maison Gallimard… A l’approche de la révélation du prix Goncourt le 4 novembre, les esprits s’enfièvrent, les éditeurs font et refont les comptes de voix que pourraient obtenir leurs poulains, les commentateurs tentent de deviner les critères qui prévaudront au choix, les auteurs prient pour ne pas avoir un autre "grand" prix de l’automne qui leur barrerait la voie du plus couru d’entre eux. Depuis ce mardi, ils ne sont plus que quatre en lice. Sandrine Collette, Kamel Daoud, Gaël Faye et Hélène Gaudy. Quatre, et un choix ultime qui ne manquera pas de susciter critiques, déception, soupçons. Il en va ainsi dans la vie du Goncourt et le cru 2024 ne dérogera pas à la règle. Un Goncourt sans polémique en est-il vraiment un ?
En 2021, Camille Laurens avait été soupçonnée de conflit d’intérêts après une critique acerbe contre un livre de la sélection concurrent de celui de son compagnon. En 2022, le jury s’était déchiré autour d’un voyage controversé au Liban. En 2022, toujours, l’attribution du prix à Brigitte Giraud pour Vivre vite (Flammarion) avait donné lieu à de désagréables commentaires publics de certains membres du jury. 2024 devait être l’année du retour au calme. Raté ! Le 25 janvier, Paule Constant a fêté ses 80 ans, passant du statut de juré à celui de "membre honoraire de l’académie" en vertu d’une règle datant de 2008. Elle peut continuer à assister aux déjeuners mensuels mais ne peut plus voter. Elle fait part de son désarroi. Certains, parmi ses neuf pairs, sont intraitables, c’est le règlement, il doit s’appliquer. D’autres font valoir l’injustice et l’inhumanité de cette règle, qui ne vaut que pour les membres élus après 2008, comme Paule Constant ou Tahar Ben Jelloun (né en décembre 1944), mais pas pour Didier Decoin ou Françoise Chandernagor, jurés depuis 1995 qui deviendront octogénaires en 2025.
Des larmes coulent, des cris fusent. On ne renonce pas aisément à voir son nom dernier inscrit sur le manche de son "couvert" en vermeil. Ni à un lien précieux avec un milieu littéraire parfois oublieux quand les années passent. Des petits malicieux font remarquer qu’avec le départ de Paule Constant et Tahar Ben Jelloun, la maison Gallimard perdrait deux jurés sur les six qui ont un lien avec elle, et donc la majorité ; d’autres évoquent un simple souci d’humanité à l’égard des exclus. Philippe Claudel, qui a succédé en mai à Didier Decoin à la présidence de l’académie Goncourt, propose un compromis : un retrait à 85 ans pour tous. Au moment où se prépare la rentrée littéraire, le soulagement est réel même si la situation reste confuse. Sur le site Internet de l’académie, Paule Constant est toujours mentionnée comme membre honoraire. Et dans le milieu, certains ne savent plus très bien si la règle des 80 ans a été maintenue, suspendue, qui peut voter ou pas, mais peu importe, à la veille de l’été, la priorité des éditeurs est ailleurs : faire parler des livres qui ont une chance au Goncourt.
Le Goncourt, peu de moyens, beaucoup de poids
Peu peuvent se permettre de snober le prix comme se l’autorisa longtemps Jérôme Lindon des Editions de Minuit. Car le Goncourt, c’est de faibles moyens composés d’une subvention de 15 000 euros du Centre national du livre, de 5 000 euros de la Ville de Paris, de quelques dons et legs, d’un soutien de la Fnac et de l’accueil gratuit chez Drouant pour ses réunions. Mais c’est encore et toujours une influence considérable. Avec le Goncourt des lycéens, le Goncourt du premier roman, les 40 choix Goncourt de l’étranger, la marque s’est fortement développée et offre une caisse de résonance incomparable aux ouvrages sélectionnés. "Le rayonnement du prix a conforté notre notoriété et réputation de sérieux auprès de tous les acteurs de la profession…", confirme l’éditeur Philippe Rey, lauréat en 2021 avec La Plus Secrète Mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr.
Pour le gagnant, les ventes vont de 250 000 exemplaires pour les plus modestes comme Vivre vite de Brigitte Giraud à plus d’un million pour L’Anomalie d’Hervé Le Tellier (Gallimard). Pour les sélectionnés, c’est l’assurance d’une meilleure visibilité dans les librairies, un accès plus facile aux médias, de plus grandes chances d’être traduits à l’étranger. "Les listes éclairent, portent", reconnaît Maylis de Kerangal, nominée pour Jour de ressac (Verticales). "Le Goncourt change la perspective d’un écrivain sur son avenir et sa sérénité à travailler", ajoute Manuel Carcassonne, patron des éditions Stock, qui se souvient de cet auteur ayant juré de ne plus écrire parce qu’il n’était pas sur la dernière liste alors qu’il pensait son année venue. Pour les éditeurs, tout commence par le très stratégique choix des auteurs qu’ils propulseront dans la rentrée littéraire. Hervé Le Tellier se souvient qu’il avait quitté JC Lattès pour Gallimard à la suite de Karina Hocine pour participer à la course aux prix, il se souvient aussi qu’il avait dû insister pour figurer sur le programme d’août avec L’Anomalie qui n’était pas le favori de la maison. Cette année-là, le groupe Madrigall alignait aussi Yoga d’Emmanuel Carrère chez P.O.L.
Dans la torpeur de l’été, les attentions se concentrent sur les jurés. "Le premier défi consiste à être remarqué, pris en main et lu", note un éditeur. Enoncée ainsi, la phrase paraît banale, elle ne l’est pas : comment donner envie parmi les centaines de publications de rentrée, en particulier lorsque l’on est novice ? Elsa Lafon, directrice générale de la maison Michel Lafon, longtemps jugée trop populaire pour être goncourable, a décidé de tenter sa chance en cette rentrée avec Olivier Norek et Les Guerriers de l’hiver. C’est une première pour l’auteur réputé pour ses romans policiers, il faut absolument montrer que la candidature est sérieuse.
Elsa Lafon prépare son plan de bataille avec Alina Gurdiel, influente agente, attachée de presse et éditrice (elle est à l’origine de la collection Une nuit au musée chez Stock), qui lui décrypte les codes du milieu. Elsa Lafon lit les ouvrages des jurés, repère ceux qui aiment les livres historiques, les amateurs de la Seconde Guerre mondiale, elle devine les jurés qui seront moins sensibles à un roman de guerre ou le trouveront trop peu littéraire, elle personnalise les courriers qui accompagnent l’envoi de l’ouvrage. A la fin de l’été, des médias commencent à parler du livre. La stratégie paie : il figure dans la première sélection, porte d’entrée notamment vers le Goncourt des lycéens. Il est également en lice pour le Renaudot et l’Interallié. Elsa Lafon savoure d’autant plus que les derniers mois n’ont pas été faciles pour la maison d’édition indépendante. Et qu’Olivier Norek lui est resté fidèle quand d’autres éditeurs, qui ne figurent pas sur la première liste, lui faisaient des appels du pied en lui promettant de l’accompagner vers le Goncourt.
Pour convaincre, tout compte. Il faut aller au contact, ne pas être timide, déployer une stratégie non sur quelques semaines mais sur toute l’année. "Cela marche beaucoup à la proximité affective, c’est une relation parfois contractuelle, mais aussi amicale qui peut s’étaler sur des décennies", raconte un éditeur. Nul besoin de rappeler avec insistance ce service rendu à un membre du jury en l’aidant, par exemple, à faire venir un auteur connu dans son festival ou, à cet autre, ces week-ends partagés dans une résidence secondaire, ils sauront se souvenir de ces gestes d’amitié au moment où les livres passeront entre leurs mains. Personne n’est totalement insensible aux attentions qu’on lui prête, les jurés du Goncourt sont des êtres humains comme les autres. Parmi eux, certains lisent et d’autres moins, quelques-uns aiment surprendre, prendre le contre-pied de la majorité, pouvoir dire qu’ils étaient en pointe. Il n’est pas inutile de le savoir. D’autres parlent de leurs lectures avec leurs proches, Philippe Claudel et Didier Decoin aiment échanger avec leurs épouses, Eric-Emmanuel Schmitt avec une nièce, quand Pascal Bruckner prête une oreille attentive aux conseils de sa libraire parisienne. "Ce qu’il faut, c’est être lu. Et ensuite, surtout ne rien faire. Même faire savoir que le livre se vend bien est à double tranchant : les jurés ne vont-ils pas en conclure qu’il n’a pas besoin de leur coup de pouce ?" s’interroge Laurent Beccaria, patron de L’Iconoclaste qui a emporté le prix 2023 avec Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea.
Les listes successives des sélectionnés dessinent aussi la carte des vitalités et des équilibres dans le monde de l’édition. Actes Sud, qui a remporté trois Goncourt en quatre ans entre 2015 et 2018, n’a eu aucun roman dans la première sélection depuis deux ans. Le départ de Bertrand Py, l’historique directeur éditorial, prenant "acte de multiples désaccords", les flottements après le passage de Françoise Nyssen au ministère de la Culture et le décès de Jean-Paul Capitani, son époux, ne sont sans doute pas étrangers à cette éclipse. A contrario, lorsque Muriel Beyer à l’Observatoire décide de s’appuyer sur Pierre Gestède, responsable du service de presse province et étranger chez Gallimard et fin connaisseur du milieu, la maison fait son entrée dans les listes de goncourables, avec Abel Quentin et son Voyant d’Etampes en 2021, puis Gaspard Kœnig et son Humus en 2023.
"Ne me fâchez pas avec Antoine". Dans le milieu, la phrase revient fréquemment. Antoine, c’est Antoine Gallimard, le président du groupe Madrigall, considéré comme tout-puissant sur le prix Goncourt. Difficile de distinguer ce qui relève du fantasme et de la réalité. Ses détracteurs alignent les chiffres. Les jurés qui publient en "blanche" : cinq jusque-là, auxquels il faut désormais ajouter Françoise Chandernagor qui a fait une infidélité à Albin Michel pour le récent L’Or des rivières ; le nombre des livres sélectionnés : trois pour Gallimard dans la première liste, mais 7 sur 16, si l’on ajoute Verticales, P.O.L., Minuit et Mialet-Barrault, toutes entités du groupe. Les critiques disent aussi la férocité à l’emporter dont ne font preuve ni Grasset, l’historique concurrent, ni Albin Michel, désormais régulièrement en lice, ni aucun autre. Il se raconte que les jurés les plus dociles sont récompensés par des tirages sans commune mesure avec leurs ventes récentes. A contrario, que les rebelles s’exposent à des représailles – une date de sortie moins favorable, une moindre mise en avant. Un éditeur concurrent se souvient d’avoir été ignoré lors d’un événement par un dirigeant de Gallimard qu’il fréquentait pourtant régulièrement : ce dernier n’avait pas apprécié que la rumeur le donne mieux placé dans la course au Goncourt.
"Le bon goût du jury et notre chance"
Ses défenseurs ne voient dans ces épisodes qu’une "manière pugnace de faire le boulot". Et rappellent l’importance de Gallimard dans la production littéraire française, sa capacité à attirer les meilleurs auteurs ou à les signer puisque la quasi-totalité des manuscrits passent entre leurs mains. Ils font aussi remarquer que, ces deux dernières années, les candidats Gallimard, Eric Reinhardt en 2023 et Giuliano da Empoli en 2022, ont tous les deux échoué en finale, preuve que tout cela n’est que mythes et légendes. Sollicité par L’Express, Antoine Gallimard répond, non sans une pointe d’humour, "qu’il ne refuserait pas de connaître la stratégie nécessaire mais les membres du jury ont à cœur de déjouer toute stratégie", ajoutant : "Reposons-nous donc sur leur bon goût et notre chance." S’il écarte auprès de L’Express toute influence directe de Gallimard sur son jury – "Nous ne sommes plus dans le temps des pratiques contestables" –, Philippe Claudel glisse quand même qu’en cas d’élection prochaine d’un nouveau membre, il suggérera de choisir "des gens qui ont une œuvre, une notoriété certaine et qui sont très indépendants financièrement". Mais aussi d’élargir les éditeurs chez lesquels ils publient. "Ces critères ne sont pas écrits, mais ils sont très importants", ajoute celui qui a la réputation d’être insensible aux amicales pressions.
Les crus 2022 et 2023, qui se sont joués au 14e tour par l’utilisation de la voix double du président, l’ont montré, le vote des Goncourt n’est pas exempt de surprise. Etre dans les pressentis du mois d’août n’est pas toujours gage de succès, les semaines qui séparent l’été du choix final laissent la place aux commentaires sur les défauts des ouvrages. D’autres paramètres entrent aussi en jeu, comme le sexe de l’auteur (de l’autrice surtout), son origine ou le genre littéraire. Mais aussi sa capacité à séduire un large public. Tatie Hortense, belle-maman ou grand-papa, chacun a en tête un proche à qui il veut pouvoir offrir le Goncourt à Noël. "Pour reprendre Max Weber, entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité, je penche parfois pour la seconde. Nous avons aussi une responsabilité à l’égard des libraires. Si nous choisissons un livre invendable, ils nous en voudront et ils auront raison", constate Pierre Assouline, membre du jury depuis 2012.
Tout se joue lors des quatre séances de vote. Le lieu est connu, le premier étage du restaurant Drouant dans le quartier de l’Opéra à Paris, et le rituel immuable : les jurés arrivent en milieu de matinée, le déjeuner est à 13 heures. Chacun vient avec une liste de noms, mais Philippe Claudel a imposé une discussion à bâtons rompus préalable au vote. Puis le scrutin démarre. Françoise Rossinot, la déléguée générale, tire d’un seau à champagne l’ordre des prises de parole. Le vote est oral, le rang de passage peut se révéler crucial. Si l’on est parmi les derniers, inutile de gâcher sa voix pour un livre plébiscité, mieux vaut donner sa chance à un roman que les autres ont délaissé et faire monter un outsider. Au fur et à mesure des votes, quelques jurés notent des petits bâtons sur une feuille, ils veulent savoir qui fait la course en tête pour ajuster leur choix.
Pour la dernière liste, celle où ne figurent plus que quatre livres, la procédure est différente, Françoise Chandernagor a suggéré il y a quelques années, d’y introduire une pondération, le livre préféré comptant quatre points, le deuxième trois… L’objectif ? "Eviter qu’il n’y ait que des livres moyens", dixit un académicien. Le suspense est à son comble lors du dernier jour. Pour ne pas faire peser sur le seul président la responsabilité du choix final en cas d’égalité et de 14e tour, Philippe Claudel a instauré une nouvelle règle : l’attribution de la voix double sera désormais tirée au sort. Mais le nom de l’heureux détenteur du privilège ne sera dévoilé qu’à la dernière minute pour ne pas risquer des tentatives d’influence à son égard plus tôt dans les tours de table.
Ce n’est pas le seul changement que Philippe Claudel aimerait introduire. Il voudrait aussi rediscuter de l’instauration du secret du vote pour éviter les soupçons de pressions internes ou externes qui pèsent sur le prix. Il a également annoncé qu’il quitterait la présidence – et l’académie Goncourt – au bout de cinq ans après dix-sept ans de bons et loyaux services. "Sauf circonstances exceptionnelles", précise-t-il. 2029 correspondra aussi aux 85 ans de Paule Constant et de Tahar Ben Jelloun. Dénicher trois jurés en quelques mois risque de relever de la gageure. Des noms circulent, Mohamed Mbougar Sarr, Maylis de Kerangal, Hervé Le Tellier, Nina Bouraoui, Karine Tuil, Lola Lafon, Louis-Philippe Dalembert… Certains ont fait déjà savoir qu’ils n’y tenaient pas. Les autres, s’ils se laissent tenter, devront renoncer à la perspective d’obtenir un jour le Goncourt. Un sacrifice trop grand ?