"On a peur de tout, en fait" : un an après, le difficile retour à la normale des inondés du Pas-de-Calais
« Les premiers réfugiés climatiques, c’est nous ! », s’exclame Vincent Maquignon. Sa belle maison en brique rouge de l’impasse Salengro va bientôt être rasée, comme une dizaine d’autres dans sa rue, prise en étau entre deux bras de l’Aa, la rivière qui traverse la commune.
À l’instar de beaucoup d’autres habitants à Blendecques, commune de 5.200 habitants près de Saint-Omer (Pas-de-Calais), le quinquagénaire, membre du collectif Inond’Aa, a choisi de vendre sa maison à l’État, via le fonds de prévention des risques naturels majeurs, plus souvent appelé « fonds Barnier », qui permet notamment à l’État de racheter des habitations situées dans des zones à risques majeurs, lorsque les dégâts représentent plus de 50 % de leur valeur, et ce pour un montant maximum de 240.000 euros. « On est improtégeable. L’État l’a reconnu en nous rachetant. Et puis nos maisons ne valent plus rien. Si on restait ici, on ne laissait rien à nos enfants plus tard. C’est un crève-cœur de devoir partir, mais, avec le réchauffement, les inondations vont se répéter et s’intensifier. » Et Vincent Maquignon connaît par cœur le sujet : il est chef d’équipe à Voies navigables de France (VNF).
« Tous les jours, je regarde la météo »Malgré la vente, le père de famille continue chaque jour de se rendre dans son ancienne maison. « Je passe vérifier que personne ne squatte. » Son voisin a écrit sur la porte de son garage les hauteurs mesurées dans l’habitation : 30 centimètres le 6 novembre 2023, 100 centimètres le 10 novembre, 110 centimètres le 3 janvier.Vincent Maquignon a vendu sa maison à l’État via le fonds Barnier et s’apprête à reconstruire une nouvelle vie dans une commune voisine, où il a acheté un bien… sur les hauteurs. Photo Remi Dugne Comme les autres, il redoute de voir ce 6 novembre 2023 se répéter. « Ce jour-là, on surveillait les niveaux d’eau le long du canal. Et on voyait que ça montait, montait. J’ai dit à un de mes collègues : si ça déborde ici, je peux te dire que ça va être grave. Et ça n’a pas manqué. J’ai appelé mon garçon qui était à la maison et je lui ai dit de mettre les batardeaux pour protéger la maison. À 17 heures, l’eau était à la moitié du jardin ; à 18 heures, elle était dans les maisons. »Vincent Maquignon montre sur son smartphone les photos du 6 novembre 2023, quand son habitation a été la proie des eaux. Photo Remi Dugne Un an après les inondations qui ont frappé le Pas-de-Calais, les habitants de Blendecques restent traumatisés. Depuis l’arrivée de l’automne et le retour des précipitations, les sinistrés vivent dans l’angoisse d’une nouvelle crue de l’Aa. « À Blendecques, depuis le 6 novembre, tout le monde a peur, et cette angoisse ne redescend pas, pour la simple et bonne raison que les gros travaux structurants ne sont pas faits. Au dernier orage, il y a un mois, j’ai paniqué. On a peur de tout, en fait », confie Vincent Maquignon.
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À la tête du collectif Aa, plus jamais ça, Geoffrey Moreau a choisi, lui, de rester dans sa maison, bien que celle-ci ait été sévèrement touchée par deux inondations successives. « Le 11 novembre, on avait 10 centimètres d’eau. Mais le 3 janvier, c’était pire, 35 centimètres de boue. » Il vit toujours dans son habitation, mais les travaux sont loin d’être terminés. « Mon carrelage est cassé, ma cuisine équipée doit être changée. Les artisans sont débordés, ça prend du temps. »Geoffrey Moreau a subi deux inondations l'hiver dernier. Photo Remi Dugne
Geoffrey Moreau confesse aujourd’hui vivre dans une angoisse permanente. « Tous les jours, je regarde la météo. Lorsqu’on a su que l’ouragan Kirk approchait, on était extrêmement inquiets ». Pourtant, malgré les craintes, quitter sa maison n’est pas une option. « Mon bien est dévalué, avec la rivière au bout du jardin : qui voudrait l’acheter ? »
Zones humides vulnérablesVincent Maquignon est crédible quand il parle inondation. Son métier au sein des VNF?? Surveiller les digues et les barrages, sécuriser les cours d’eau. Une place privilégiée pour observer depuis vingt ans les effets du réchauffement climatique. « On voit les montées d’eau de plus en plus rapides. La minéralisation des sols fait aussi que l’eau ruisselle de plus en plus vite. Les bassins de rétention ne suffisent plus. »
La commune de Blendecques se trouve dans une vallée traversée par la rivière de l’Aa, qui rejoint le marais audomarois. Cette zone, caractérisée par des terres alluviales et des sols naturellement humides, est historiquement sujette aux crues. Mais au fil des ans, la ville s’est développée au fond de cette vallée, au plus près de la rivière, augmentant ainsi son exposition aux risques d’inondations.
Un non-sens pour Georges Meilliez, géologue nordiste et auteur d’un article dans The Conversation intitulé : « Et si le problème, c’était nos choix d’aménagement ? ». Constitué d’alluvions déposées par les cours d’eau, le marais audomarois voit s’accumuler les sédiments, ce qui le rend très sensible aux inondations. Ces zones devraient être les premières à être protégées et non bâties, estime l’expert. « Quand on voit que l’eau revient périodiquement, il faut quand même se poser la question : est-ce que c’est l’eau qui n’est pas à sa place ou bien l’Homme ? », lance-t-il. Selon lui, les constructions dans le lit majeur des rivières, que l’on retrouve à Blendecques et dans de nombreuses autres communes du Pas-de-Calais, sont le résultat d’une méconnaissance géologique et de pressions économiques. « Dans l’Audomarois, il suffit de regarder une carte géologique pour voir que ces zones étaient inondables », explique-t-il.
L’un des autres points soulevés par Georges Meilliez concerne l’imperméabilisation des sols due à l’urbanisation excessive et non adaptée. « Dans le fond des vallées, les terrains plats et peu coûteux attirent les constructions, mais ces zones humides sont vulnérables », observe-t-il. La construction de lotissements, de zones commerciales et de parkings a aggravé la situation en empêchant l’eau de s’infiltrer naturellement dans le sol, augmentant ainsi les risques de crues soudaines.
Les pratiques agricoles ont aussi un rôle à jouer. « Les sols travaillés par les agriculteurs deviennent granuleux et sont facilement érodés lors des pluies violentes », poursuit Georges Meilliez. Ces terres, entraînées par les eaux de ruissellement, finissent par obstruer les rivières en aval, amplifiant les risques d’inondations.
Face à cette situation, quelles sont les solutions ? Georges Meilliez se refuse à donner des recommandations précises. « Je suis géologue, pas constructeur », dit-il. Et d’insister sur la nécessité de repenser l’aménagement en fonction des réalités géologiques et climatiques. « Il y a des régions du monde où l’on sait vivre sur l’eau et avec l’eau. On se donne les moyens pour cela. » Vincent Maquignon, qui a acheté une maison dans la commune voisine, sur les hauteurs d’Arques, grâce à l’argent issu du fond Barnier, estime qu’il reste « deux gros points à travailler en urgence : la retenue d’eau sur les hauteurs - pour arriver à un ralentissement de l’arrivée d’eau dans la vallée - et améliorer les capacités de rejet à la mer, en doublant ou triplant la capacité de pompage. »
Ruée sur les batardeauxEn attendant, les batardeaux sont devenus un équipement incontournable dans le secteur. Ces barrières anti-inondations empêchent l’eau d’entrer dans les maisons. L’hiver dernier, les sinistrés du Pas-de-Calais en ont manqué cruellement. Aujourd’hui, les poseurs de batardeaux sont débordés, attendus comme le Messie par les habitants. Ils sillonnent le Calaisis et l’Audomarois pour installer ces matériaux de PVC fibré alvéolé, très résistant, comme la coque des bateaux. Une façon de protéger le garage, la porte d’entrée, la porte-fenêtre. Et d’envisager de pouvoir rester vivre dans le secteur.Les poseurs de batardeaux, barrières anti-inondations qui empêchent l’eau d’entrer dans les maisons, sont débordés dans le Pas-de-Calais. Photo Remi Dugne Les associations de sinistrés du Nord et du Pas-de-Calais, elles, s’impatientent. Entre les habitants qui vivent encore dans des mobile-homes, dans des maisons sans toilettes ou qui attendent toujours le passage des assureurs, beaucoup s’agacent de la lenteur des travaux. Lundi 7 octobre, elles se sont rassemblées à Andres, près de Calais, où le maire Allan Turpin a pris la tête de la révolte et de l’association Stop inondations Pays du Calaisis. L’élu réclame une enquête administrative et a mis vigoureusement en cause la gestion de l’eau dans la région. « Il faut favoriser l’infiltration, retenir l’eau où elle tombe à la base, avec des haies, des fascines… C’est très compliqué, l’eau ne s’infiltre plus comme avant. Les terres sont mortes. Il faut que les agriculteurs y mettent du leur en installant des ouvrages », a pesté dans le quotidien Nord Littoral Alain Tredez, du collectif Merville les pieds dans l’eau. Histoire de faire monter la pression et pour transmettre leurs doléances au préfet, les associations ont prévu de louer un bus et d’aller à Arras juste avant la date anniversaire des inondations, le 6 novembre.
Texte : Nicolas Faucon Photos : Rémi Dugne