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Spinoza à la lumière aveuglante de Deleuze

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Entre Deleuze et Spinoza, on le sait, c’est une longue histoire d’amour. Deleuze l’avouait bien volontiers : Spinoza est l’auteur sur lequel il aura travaillé le plus sérieusement, d’après les normes de l’histoire de la philosophie. « C'est lui qui m'a fait le plus l'effet d'un courant d'air qui vous pousse dans le dos chaque fois que vous le lisez », poursuivait-il. C’est comme s’il vous faisait « enfourcher un balai de sorcière ». Au total, Deleuze lui aura consacré pas moins de deux livres : Spinoza et le problème de l’expression (1968), lequel correspondait à sa thèse complémentaire rédigée sous la direction de Ferdinand Alquié, et Spinoza, philosophie pratique (1970), qui sera réédité aux éditions de Minuit en 1981, augmenté de trois chapitres (III, V, VI). À cela s’ajoutent un article datant de 1969 consacré au premier tome de la somme de Martial Guéroult sur l’Éthique de Spinoza, dont il discutera longuement encore dans plusieurs séances du cours de 1981 ; la préface au livre de de Toni Negri, L’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, paru en 1982 ; et, en toute fin de carrière, à la veille de son suicide, en 1993 un article intitulé « Spinoza et les trois Éthiques ».

Mais de Spinoza, il est question en vérité un peu partout chez Deleuze, même lorsqu’il parle de Nietzsche, de Bergson, de Kant, de Bacon, de Proust, de Hume ou de Leibniz. Deleuze n’aura jamais cessé d’écrire et d’enseigner sur Spinoza. Celui qu’il saluera dans Qu’est-ce que la philosophie ? comme le « prince des philosophes » aura été sans conteste son penseur de référence. La longue familiarité acquise avec l’auteur de l’Éthique, la connaissance exhaustive et extrêmement fouillée de la totalité de son œuvre, frappe dans chaque ligne qu’il lui aura consacrée, et confère à la philosophie même de Deleuze un cachet immédiatement reconnaissable.

C’est dire si la publication de l’ensemble des cours sur Spinoza, dispensés entre novembre 1980 et mars 1981 à Vincennes, était attendue. Tout contribue à faire de la parution de ce cours du philosophe mort en 1995 – mais toujours aussi présent parmi nous – un événement. Les conditions dans lesquelles professait Deleuze sont légendaires. Installé au milieu d’une salle de cours bondée et d’un épais nuage de fumée de cigarettes, entouré d’un essaim bourdonnant d’étudiants en philosophie, mais aussi de mathématiciens, de musiciens, de psychologues, d’historiens, de travailleurs et de simples curieux, Deleuze parlait sans discontinuer, deux heures durant, en s’appuyant en tout et pour tout sur quelques notes prises à la va-vite et sur quelques livres dont il citait des extraits (ou des pages arrachées aux livres lorsque ces derniers étaient trop gros). Si Deleuze n’a jamais rédigé aucun cours, il est bien connu qu’il les préparait intensément et qu’il les répétait « dans sa tête » : « C’est comme au théâtre », confiait-il dans l’Abécédaire, « c’est comme dans les chansonnettes, il y a des répétitions. Si on n’a pas beaucoup répété, on n’est pas inspiré du tout. Or, un cours, ça veut dire des moments d’inspiration, sinon ça ne veut rien dire ».

Le style de Deleuze, dans ses cours, est inimitable. Bien que la langue parlée par le professeur soit parfois peu soucieuse de correction grammaticale (« c’est quoi qu’il fait là, Kant, et combien ça nous arrange ? », demande-t-il à l’occasion), sa force tient à ce qu’elle exprime comme nulle autre une pensée en train de s’élaborer, laquelle entraîne irrésistiblement les lecteurs dans le même mouvement de réflexion. Professeur hors pair, Deleuze réussit le tour de force de rendre parfaitement intelligibles les pages les plus difficiles de la philosophie de Spinoza – de la métaphysique à la physique en passant bien sûr par l’éthique – sans trahir à aucun moment leur complexité.

Trois livres en un seul

L’ensemble du cours est constitué de quinze séances, d’une durée égale, au rythme d’une par semaine. Elles ont pu être reconstituées patiemment grâce à un matériau sonore considérable recueilli par les magnétophones placés sur le bureau de Deleuze. Considéré dans sa globalité, le cours, résolument tourné vers la dimension pratique de la philosophie de Spinoza, ne se laisse pas aisément résumer en raison de l’exceptionnelle densité du propos, du nombre important de digressions (de « parenthèse de parenthèse », comme le dit, non sans humour Gilles Deleuze), et des moments d’inspiration qui font signe beaucoup plus vers la philosophie du professeur lui-même que vers celle de l’auteur qu’il s’efforce de commenter.

Ce n’est en effet pas le moindre intérêt de ce cours que de se prêter à une double, voire à une triple lecture. En un sens, le cours est bel et bien ce pour quoi il se donne : un cours sur Spinoza, signé par l’un des meilleurs connaisseurs du moment, s’adressant aussi bien à ceux qui n’ont jamais lu une ligne de Spinoza, qu’à ceux qui ont déjà quelques notions sur le sujet. Comme le dit Deleuze, au cours de la séance du 13 janvier 1981 : « Vous dites : je ne connais pas Spinoza. Ça me convient. Parce que mon rêve serait que ce cours serve presque à deux sortes de personnes à la fois. Celles qui connaissent Spinoza et celles qui ne le connaissent pas du tout. Je souhaite qu’il y ait beaucoup de gens qui n’aient même jamais lu Spinoza. Je voudrais qu’ils se mettent à le lire, mais seulement si ça leur plaît. Mais il m’en faut aussi qui le connaissent... ».

Mais le cours, dans son ensemble, peut également être lu en liaison avec celui qui lui fera suite dès le mois de mars de la même année sur la peinture (paru en 2023), auquel Deleuze fait de nombreuses allusions, et qu’il anticipe réellement, non seulement par les nombreuses références à la peinture hollandaise et à la peinture abstraite, mais par la longue et magnifique méditation sur la lumière qui court d’une séance à l’autre et qui sera de nouveau au cœur des cours sur la peinture.

Enfin, le cours peut être lu comme un livre de Deleuze lui-même, demandant à être examiné à la lumière des projets qu’il poursuivait pour son propre compte à cette époque (notamment le second volume de Mille Plateaux, coécrit avec Felix Guattari, et les deux volumes sur le cinéma). Dans cette perspective, le rapprochement aussi audacieux qu’éclairant que tente le professeur dans le cours du 27 janvier 1981 entre la théorie des signes de Spinoza dans le Traité théologico-politique et la sémiotique de Peirce, qui jouera un rôle capital dans l’Image-temps (1985), et la théorie de l’espace optique pure qu’il y développe pour la première fois, constitue un document très précieux sur la genèse de la philosophie de Deleuze.

Mille et une raisons de lire les cours de Deleuze

De cette manière, l’ouvrage permet aux lecteurs de découvrir que les cours de Deleuze font réellement partie intégrante de son œuvre, qu’ils sont bien souvent le laboratoire des livres à venir, mais aussi le lieu d’une réflexion libre et originale, où le philosophe n’hésite pas à suivre jusqu’au bout l’idée du moment, pour le plaisir de voir où elle le mènera.

Comme le note justement David Lapoujade, auquel nous devons déjà l’édition de ces leçons sur Spinoza, le matériau sur lequel repose les leçons, loin de faire double emploi avec les livres publiés, est présenté ici « sous une autre forme, selon un autre rythme, avec une autre clarté ». Pour ne prendre qu’un exemple, le rôle primordial de la pensée chimique et biologique chez Spinoza, sur lequel Deleuze insiste à plusieurs reprises, n’apparaît nulle part aussi bien que dans le cours – en révélant toute l’originalité de la lecture qu’il propose de la philosophie de Spinoza, généralement tenue pour le paradigme de la pensée géométrique. Le cours du 6 janvier 1981, dans lequel Deleuze distingue entre les maladies d’intoxication, les maladies d’intolérance, les maladies de métabolisme et les maladies auto-immunes, en montrant de quelle manière la doctrine des modes et des manières d’être de Spinoza aide à les conceptualiser, est proprement lumineux.

La même chose pourrait être dite des formidables leçons sur la doctrine du mal chez Spinoza, à cette différence près que les séances qui lui sont consacrées ne sont pas à proprement parler inédites, du fait de la publication en 2001 d’un CD intitulé Éternité et immortalité chez Spinoza, et de la diffusion sur Internet de nombreuses retranscriptions. Les deux cours du 16 décembre 1980 et du 6 janvier 1981, dédiées à une lecture attentive de la correspondance avec Blyenbergh, font partie de ceux qui sont les mieux connus – ne serait-ce aussi que parce que Deleuze a lui-même tenu à en donner une version écrite dans le chapitre 3 de la réédition en 1981 de Spinoza, philosophie pratique. Il reste que la publication intégrale de ces leçons sur le mal, dans une retranscription désormais impeccable, donne une tout autre force au propos que Deleuze y développe, en fournissant aux lecteurs un complément indispensable aux textes publiés.