Places de prison : enquête sur les retards et les ratés du ministère de la Justice
Tout était prêt, ou presque. En ce début d’automne 2018, les 7 700 habitants de La Couronne, petite commune de Charente, s’étaient habitués à l’idée d’accueillir une nouvelle prison de 400 places sur leur territoire. Le bâtiment devait être construit sur l’ancienne exploitation industrielle de Lafarge, promettant de nouveaux emplois dans la région et un regain d’activité pour la ville, située à quinze minutes d’Angoulême et de son tribunal de grande instance (TGI). Deux ans plus tôt, le 6 octobre 2016, lors d’une visite à l’Ecole nationale de l’administration pénitentiaire, le Premier ministre Manuel Valls promettait un ambitieux plan afin de lutter contre la surpopulation carcérale, évoquant la création de "33 nouveaux établissements pénitentiaires" en France, soit "10 000 à 16 000 cellules supplémentaires". Concrétisation directe de cette promesse, le chantier de La Couronne avait même été officialisé par le ministre de la Justice Jean-Jacques Urvoas en février 2017, dans un document présentant les 33 terrains choisis pour bâtir ces nouvelles prisons. L’engagement semblait solide – mais cette maison d’arrêt ne verra jamais le jour.
En octobre 2018, le maire (PS) de la commune Jean-François Dauré apprend par la presse que son projet n’est finalement pas retenu par le nouveau gouvernement. La ministre de la Justice Nicole Belloubet, nommée depuis un an, vient de lancer son propre programme immobilier pénitentiaire, baptisé "plan 15 000" – pour 15 000 places de prison supplémentaires sur dix ans –, avec sa propre carte des nouveaux établissements, son propre budget et son propre échéancier. "C’était un peu la douche froide : nous avions travaillé longtemps sur le sujet, et notre bouée de sauvetage en matière d’emplois et d’accueil de nouveaux habitants s’évaporait d’un coup", se souvient Jean-François Dauré. La nouvelle garde des Sceaux propose bien un autre projet aux élus locaux, évoquant la possibilité d’une prison expérimentale de 100 places sur le territoire – ce que refuse le maire.
"On diminuait le nombre d’emplois et d’habitants potentiels, avec des détenus qui avaient la possibilité de sortir en fin de peine pour se former ou exercer sur le territoire… L’acceptabilité n’était plus la même", justifie le maire. Le projet de prison dans sa commune est tout simplement abandonné, à l’image de la majorité des chantiers annoncés quelques mois plus tôt par Jean-Jacques Urvoas, comme à Cherbourg (Cotentin), Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire) ou Narbonne (Aude). Le ministère de la Justice indique néanmoins à L’Express que le programme "15 000" s’inscrit dans la continuité des annonces de Jean-Jacques Urvoas, et n’a "pas été conçu ex nihilo". En revanche, "les réticences de certains élus locaux à accueillir des établissements pénitentiaires et des difficultés à trouver du foncier disponible ont conduit à la substitution de certains projets à d’autres, les objectifs globaux en termes de places étant néanmoins maintenus, de même que le cahier des charges de recherche foncière", est-il précisé.
D’autres propositions de l’ex-garde des Sceaux sont retenues dans le plan 15 000 de Nicole Belloubet, mais relocalisées ou retravaillées. C’est le cas de la nouvelle prison du Gard, d’abord pensée à Alès, qui s’implantera finalement à Nîmes pour une capacité de 700 places, ou de celle de Vannes, dont la construction a initialement été proposée sous le quinquennat Hollande. Selon le dernier rapport d’activité de l’Agence publique pour l’immobilier de la justice (Apij), l’établissement doit être livré en 2027. Neuf ans plus tard. Enfin, d’autres chantiers promis par Manuel Valls sont tout simplement suspendus faute de terrains disponibles, comme à Nice ou en Corse.
Dans ce millefeuille de plans qui se chevauchent, s’annulent, restent en suspens ou se retardent, les promesses lancées par les gouvernements successifs semblent difficilement tenables. Au point qu’un rapport d’information a été déposé sur le sujet en 2023 par la commission des finances de l’Assemblée nationale. Son titre est sans équivoque : sur le sujet de la planification de la construction des prisons, le rapporteur spécial Patrick Hetzel évoquait une "inexorable procrastination".
"Incapacité à respecter les délais"
Le rapport rappelle notamment qu’en dépit des nombreux programmes successifs de construction lancés depuis les années 1980, les prisons sont remplies à plus de 100 % de leurs capacités depuis près de quarante-cinq ans. Selon Patrick Hetzel, ce résultat s’explique "en partie par l’incapacité du ministère à respecter les délais et les objectifs définis lors de la conception des différents plans". Dès 1989, les 25 000 places de détention annoncées par le garde des Sceaux Albin Chalandon deux ans plus tôt sont revues à la baisse pour porter sur une construction de 13 000 places. Finalement, seules 11 013 places sortiront de terre. Même bilan pour le programme "4 000" lancé en 1995, à l’issue duquel seules 2 736 places nettes ont été ouvertes ; pour le "plan 13 200" lancé par Dominique Perben en 2002 qui a finalement été revu à la baisse et pour lequel les délais ont été "significativement rallongés" ; ou encore pour le "nouveau programme immobilier" lancé en 2011 par le ministre Michel Mercier, pour lequel, un an plus tard, 13 opérations avaient été abandonnées et 7 projets reportés.
Au total, le rapport de la commission des finances comptabilise la création de 28 000 places de détention entre 1988 et 2016, contre 33 000 promises dans le cadre des programmes immobiliers successifs – sans compter que ces nouvelles places viennent parfois se substituer à la fermeture d’anciennes prisons vétustes. Le "plan 15 000" n’échappe pas à la règle : alors que 7 000 places auraient dû être livrées d’ici à la fin de l’année 2022, seules 2 441 avaient été construites, dont "un certain nombre relevait de programmes de constructions annoncés en 2012 ou 2014", souligne Patrick Hetzel, qui précise que "seules environ 400 places ouvertes sont imputables à des projets lancés à compter de la fin de l’année 2018". Sur les 8 000 places censées être construites entre 2022 et 2027, le rapporteur n’est pas plus optimiste : "Tout porte donc à croire que ce délai ne sera pas tenu et qu’un reliquat significatif de places sera livré d’ici à 2029 ou 2030", estime-t-il.
Interrogée sur le sujet, l’administration pénitentiaire évoque "la difficulté des recherches foncières", "la crise sanitaire et le contexte international" pour justifier ces retards, et se veut rassurante sur la suite de son plan : "La livraison des établissements pénitentiaires en chantier s’est accélérée entre 2022 et 2024, permettant […] la mise en service de près de la moitié des établissements des 50 prisons du plan 15 000 à la fin de l’année 2024."
"C’est extraordinairement difficile"
L’ancien ministre de la Justice Jean-Jacques Urvoas, de son côté, ne cache pas les difficultés auxquelles s’exposent les équipes du ministère et l’Apij pour concrétiser les promesses faites sur la construction de places de prison. "Rien que sur l’identification des terrains, c’est extraordinairement difficile", confie l’ancien garde des Sceaux. Il faut dire que le cahier des charges est particulièrement dense : les nouveaux terrains doivent être situés à proximité des commissariats ou des tribunaux, être reliés par un réseau de transport efficace, correspondre à une série de normes environnementales… Tout en évitant les lieux trop urbanisés – où l’immobilier serait dévalorisé et les perturbations sonores trop importantes –, les terrains en reliefs – où les livraisons intempestives de colis seraient facilitées –, ou les parcelles survolées par le transport aérien. Une fois ces lieux repérés, l’opposition des élus, des associations et des riverains peut également fortement retarder la construction de ces places.
"Je me souviens très bien que nous avions, dans certains cas, défini des terrains contre l’avis des maires. J’avais demandé aux préfets d’être coercitifs, dans un contexte où beaucoup d’élus réclament de nouvelles places, mais refusent qu’elles soient construites chez eux", commente Jean-Jacques Urvoas. Dans certaines communes, la construction d’établissements pénitentiaires s’embourbe dans les recours déposés par les riverains ou élus locaux. A Muret, (Haute-Garonne), la création d’une prison de 600 places est par exemple au cœur des tensions depuis près de dix ans. En 2016, le maire de la commune André Mandement assure avoir donné son accord au cabinet de Manuel Valls pour l’extension d’une maison d’arrêt déjà existante, dans la limite de "170 détenus supplémentaires". Quelques mois plus tard, le plan de Jean-Jacques Urvoas évoque la construction d’un nouvel établissement de 600 places sur la commune – proposition qui sera reprise dans "le plan 15 000", malgré les protestations de l’édile. "Ça n’avait plus rien à voir avec le projet pour lequel j’ai donné mon accord !" se désespère-t-il.
Plusieurs associations s’opposent drastiquement au projet, arguant que le site retenu se trouve sur une zone agricole protégée, traversée par un canal d’irrigation. Malgré différents recours, le préfet de Haute-Garonne a finalement déposé un arrêté préfectoral en juillet 2021, déclarant "d’utilité publique" la construction de la prison. L’établissement, dont la construction était annoncée par le gouvernement Valls dès 2016, devrait bel et bien être livré pour 2027 dans le cadre du plan "15 000" lancé par Nicole Belloubet, et verra peut-être le jour sous le gouvernement Barnier – qui vient lui-même de garantir la construction de nouvelles places de prison lors de son discours de politique générale, le 1er octobre dernier.
Sujet "éminemment politique"
"Il y a ici un vrai sujet de communication politique : chacun veut lancer son propre plan prison, alors même que ceux des prédécesseurs sont en cours. Il devient alors très difficile de savoir à qui imputer les retards, les abandons ou les constructions réelles de tel ou tel projet", expose Anaïs Henneguelle, maître de conférences en économie à l’université Paris-Cité et spécialiste du monde carcéral. Jean-Jacques Urvoas lui-même admet que le sujet est "éminemment politique". "Dans l’imaginaire collectif de ce pays, il ne peut exister d’autres peines que la privation de liberté", relate-t-il. En attendant, le problème de la surpopulation en prison n’est pas réglé : depuis vingt ans, les courbes d’évolution de la population carcérale et du nombre de places disponibles évoluent de manière presque parallèle, à l’exception des années Covid, où plusieurs milliers de détenus avaient été libérés.
"La politique publique cherche à rattraper son retard, en vain : on s’aperçoit que plus on construit de places de prison, plus on incarcère, avec des peines de plus en plus longues. On est dans un cercle vicieux", estime Prune Missoffe, responsable du plaidoyer à l’Observatoire international des prisons (OIP). Au 1er septembre 2024, la densité carcérale s’élevait ainsi à 127,3 % en France – atteignant même les plus de 200 % dans certains établissements, comme à la maison d’arrêt de Bayonne. Concrètement, 155 personnes y étaient détenues le mois dernier, pour une capacité de 75 places.