La boîte du bouquiniste
« Paris est la seule ville du monde où coule un fleuve encadré par deux rangées de livres », dixit Blaise Cendras. Causeur peut y dénicher quelques pépites…
En 1866, un certain Frédéric Gaillardet, ex-rédacteur en chef du Courrier des États-Unis, publie un fort volume où, sur la base de « documents authentiques », il entend liquider « l’une des énigmes les plus bizarres et les plus controversées du xviiie siècle », celle concernant le fameux chevalier d’Éon. Était-il un homme ou une femme ? Ou les deux ? Le voilà successivement docteur en droit, avocat au parlement de Paris, censeur pour les belles lettres, secrétaire d’ambassade à Saint-Pétersbourg, capitaine de dragons, chevalier de Saint-Louis. On retient aussi qu’il parvint à se glisser dans l’intimité d’Élisabeth, impératrice de toutes les Russies, devenant sa lectrice attitrée. Élisabeth dite « la Clémente », puisque, accédant au trône, elle promit de ne jamais condamner quiconque à mort. Elle tint parole, nous rappelle Gaillardet, puisque sous son règne, les châtiés n’étaient pas véritablement exécutés, mais pendus par les pieds ou les mains jusqu’à ce qu’ils meurent « d’eux-mêmes », ou encore cloués vivants sur des planches qu’on abandonnait au courant des fleuves. Les souvenirs de la chevalière nous apprennent également que la tsarine pouvait se montrer fort pieuse : « Elle passe des heures entières à genoux devant une image de la Vierge, parlant avec elle, l’interrogeant avec ardeur et lui demandant en grâce dans quelle compagnie des gardes elle doit prendre l’amant dont elle a besoin pour la journée. » Ce qui ne l’empêche nullement d’avoir un goût marqué pour les liqueurs fortes : « Il lui arrive d’en être incommodée. Elle bat alors ses serviteurs et ses femmes. […] Ce sont des misères humaines qui doivent être recouvertes du manteau impérial : on dit quand cela arrive que Sa Majesté à ses vapeurs. » Cent autres « détails secrets de la cour » de Russie et autant d’autres glanés lors des aventures londoniennes de l’espion d’Éon émaillent cet ouvrage qui croule un peu trop sous l’accumulation de pièces d’archives non indispensables. Une profusion dont on se félicite cependant lorsqu’il s’agit de dévoiler le secret des secrets, le sexe véritable de l’individu en question. L’auteur nous livre en effet copie du compte-rendu de l’autopsie. « Je certifie par le présent que j’ai examiné et disséqué le corps du chevalier d’Éon en présence de M. Adair, de M. Wilson, du père Élysée, et que j’ai trouvé les organes mâles de la génération parfaitement formés sous tous les rapports – Willman street, le 23 mai 1810, signé Tho. Copeland, chirurgien. » « Parfaitement formés », fort bien, mais le disséqué a-t-il fait usage de ces attributs sains d’apparence ? Mystère dans le mystère. Il semble que non, si l’on en croit l’intéressé lui-même confessant n’avoir jamais ressenti l’appel de la chair, comme on disait alors. Cela dit, quel crédit peut-on accorder à un individu qui, toute sa vie, sut si bien tromper son monde ?
Mémoires sur la chevalière d’Éon : la vérité sur les mystères de sa vie, de Frédéric Gaillardet, E. Dentu Libraire-Éditeur, 1866.
L’article La boîte du bouquiniste est apparu en premier sur Causeur.