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Октябрь
2024

Li Zhi : penser contre le mandarinat

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Comme presque chaque année au mois de septembre, les éditions Allia publient un nouvel opus du philosophe et sinologue Jean François Billeter. En 2024, il ne s’agit pas d’un court texte inédit, mais de la réédition bienvenue du livre tiré de sa thèse, initialement publié en 1979 à Genève par Droz, et intitulé Li Zhi, philosophie maudit (1527-1602). Dans cette biographie, Billeter revient sur le parcours et une partie de l’œuvre (notamment le Livre à brûler de 1590) de ce penseur chinois à l’originalité et à la modernité admirables. Il devait s’agir à l'origine du premier volume d’un dyptique dont le second – consacré au Livre à cacher de Li Zhi et aux dernières années de sa vie – n’a jamais été rédigé.

Un homme et son époque

Li Zhi a vécu à une période mouvementée, celle de la dynastie des Ming. Qu’il n’ait pas été en phase avec la société de son époque est une litote, qui explique largement la nature de son œuvre écrite, née en réaction à ce contexte. La conscience du caractère subversif de son propos se reflète dans les choix des titres de ses deux principaux livres. Le scandale provoqué par ses publications fait de lui un personnage controversé, à la fois admiré et conspué par ses contemporains, dont l’écho se fait entendre à plusieurs reprises dans l’histoire chinoise. Son œuvre a été rééditée et reste associée à la critique du confucianisme.

Billeter s’est attaché à la compréhension de ses écrits et de son époque, les deux s’éclairant réciproquement. Il livre également quelques extraits de ses livres, traduits par ses soins, afin de faire sentir le style de Li Zhi. Ses deux principaux ouvrages sont des recueils de lettres, d’essais, notes de lecture, préfaces, poèmes, et de biographies succinctes. Comme le souligne Billeter : « Sa pensée s’exprime surtout par l’arrangement des textes et le jeu des catégories qu’il utilise pour les classer, par de brèves remarques admiratives ou caustiques qu’il met entre les lignes ou dans les marges, en contrepoint du texte ». Billeter s’est efforcé de rendre intelligible l’hétérogénéité de l’œuvre de Li Zhi.

Du mandarinat à sa critique virulente et à la quête spirituelle

Les origines et la jeunesse de Li Zhi constituent un facteur explicatif important de ses futurs écrits, sachant qu’il ne prend la plume que tard, à la cinquantaine. Il naît à Quanzhou, un des principaux ports chinois, dans une famille commerçante et dont une branche se convertit à l’islam du fait des contacts entretenus avec l’étranger. Retourné au confucianisme, Li Zhi est le premier membre de sa famille à devenir fonctionnaire, pour s’assurer une subsistance plus que par conviction, alors que les relations entre mandarins et commerçants sont conflictuelles. De fait, Li Zhi n’a de cesse de s’opposer à sa hiérarchie lorsqu’il embrasse la carrière de mandarin. Il reproche aux élites leur conformisme et leur détournement du savoir hérité de la pensée de Confucius qu’ils ont sclérosée.

Li Zhi substitue au savoir mandarinal une quête spirituelle. Il découvre la philosophie plus libre de Wang Yangming et le bouddhisme, sans pour autant se convertir. Il dénonce alors les prétentions universalistes des mandarins qui recouvrent leurs propres intérêts de classe, au détriment des autres groupes sociaux. Ce faisant, il participe de l’équivalent d’une Renaissance chinoise : « peu à peu est apparu, contre le confucianisme autoritaire de l’État, un confucianisme privé ne visant plus qu’à l’ascèse personnelle, à la recherche de la sagesse pour elle-même, détachée de toute visée politique ». Li Zhi renonce à sa carrière de fonctionnaire et rentre en conflit, dans les années 1580, avec Geng Dingxiang, un mandarin haut placé, dont il a été proche du frère et qu’il accuse d’hypocrisie au sujet de la condamnation d’un autre penseur iconoclaste, He Xinyin. La controverse devient publique et conduit Li Zhi à exposer sa propre pensée en défense de la dignité de chacun et contre les prétentions morales du mandarinat. À partir de 1585, il se retire dans un monastère bouddhiste, se consacre à la lecture et l’écriture, les deux activités étant chez lui indissociablement liées. À l’image de Montaigne, la lecture des autres est une invitation à développer sa propre pensée et non la répétition de dogmes anciens. De même, il valorise le modèle de l’amitié invitant à dépasser la relation entre maître et élève. Lucide, Li Zhi ne cherche pas à s’élever au-dessus des autres ou à ériger ses écrits en un nouveau modèle de pensée. La publication de son Livre à brûler en 1590 déclenche une cabale de la part de ses adversaires et contribue à compliquer les dernières années de son existence, au cours desquelles il reste néanmoins très actif intellectuellement.

En définitive, pour Jean François Billeter, « l’intérêt de son cas réside dans le fait qu’un conflit social et politique important de l’époque s’est trouvé concentré dans sa subjectivité et y a pris, en raison de circonstances finalement accidentelles [son choix de la carrière mandarinale pour des considérations matérielles], une acuité particulière. Il ne s’en est jamais accommodé, et c’est ce qui a fait de lui un "philosophe maudit" ».

De Li Zhi à Jean François Billeter

À travers la biographie de ce mandarin hétérodoxe, qui s’apparente à une histoire sociale des idées inspirée par Pierre Bourdieu, Jean François Billeter permet de saisir les critiques de Li Zhi du dogmatisme, de l’idéologie, du conformisme et de la méritocratie. Par moment, la tonalité du propos de Li Zhi rappelle la dénonciation des sophistes par Platon et, beaucoup plus tard, par Arthur Schopenhauer (Contre la philosophie universitaire).

Comme le relève également Billeter, il est frappant de constater à quel point le sinologue a prolongé la démarche de Li Zhi autour de « l’autonomie du sujet » dans son œuvre personnelle, qu’il s’agisse de son Contre François Jullien, de son Paradigme et de ses suites, ou encore de ses réflexions sur la voie empruntée par la Chine à la suite de l’institutionnalisation et de la rigidification du confucianisme. S’il est regrettable que le second opus envisagé au sujet de Li Zhi n’ait jamais vu le jour, force est de reconnaître que Billeter lui a été fidèle en développant une réflexion guidée par l’ambition de penser librement et par soi-même. Une quête toujours d’actualité.