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Октябрь
2024

“RuPaul’s Drag Race” a-t-elle changé le regard que l’on pose sur les drag queens au cinéma ?

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Depuis quelques années, les films de drag queens se succèdent au cinéma, tandis qu’une question subsiste : où sont passées la grossièreté et l’ambivalence morale qui faisait leur superbe d’antan ? Car en quelques décennies et une poignée de films, le regard porté sur elles a drastiquement évolué, passant de personnages uniques au caractère flamboyant à des individus du quotidien alternant entre éclats du métier et banalités de la vie.

Pourtant, il y a près 50 ans, les premiers auteurs a s’y intéresser avaient donné le ton. Avec Divine d’abord, souvent considérée comme la première drag queen du cinéma, qui s’illustre dans six longs métrages de John Waters, entre 1969 et 1988 : pêcheuse en quête de repentir (Mondo Trasho, 1969), criminelle crainte par tous·tes (Multiple Maniacs, 1970, ou Pink Flamingos, 1972, dans lequel elle est qualifiée d’“être le plus immonde de la Terre”), adolescente capricieuse (Female Trouble, 1974), ou encore mère de famille alcoolique (Polyester, 1981) ou dépassée (Hairspray, 1988), Divine y incarne toutes les facettes d’une féminité mal-aimable et vulgaire, sans pour autant se soucier des traits masculins qui se devinent sous sa perruque bouffante et son maquillage approximatif.

On pense aussi au Rocky Horror Picture Show (1975), de Jim Sharman, où Tim Curry, grossièrement maquillé et habillé d’un porte-jarretelle en dentelle noire, joue le Dr Frank-N-Furter, qui capture un gentil petit couple hétéro pour mener des expériences sur lui. À bien des égards, ces deux auteurs ont posé les jalons d’une représentation bien particulière de la drag queen, sans jamais la qualifier comme telle, à savoir un être vil qui s’immisce dans le modèle hétéronormatif pour le court-circuiter, une véritable menace à l’ordre établi.

Le drag, un travail, un vrai

À la suite de ça, des années 1990 jusqu’au début des années 2000, une poignée de films a servi de transition pour accompagner ce glissement de narratif. C’est notamment le cas de Priscilla, folle du désert (1995) et de Hedwig and the Angry Inch, deux films cultes qui, contrairement à ceux de Waters et Sharman, définissent pour de bon leurs personnages comme ce qu’ils sont : des artistes dont le drag est le métier, et qui existent en dehors de leurs performances.

Mais s’ils font écho à ceux d’aujourd’hui par leur tentative de normalisation, les deux films se distinguent tout de même nettement par leur façon de filmer le drag : les maquillages cra-cra, les tenues de fortune et les prestations à peine applaudies y sont légion. Pire encore, leurs personnages n’étouffent pas leur part de violence. Que ce soit pour Hedwig ou pour la troupe de Priscilla, se cache, derrière des apparats pulpeux et glamour, une colère profonde et explosive contre le monde.

RuPaul, précurseur ou bourreau ?

Mais l’émission RuPaul’s Drag Race est passée par-là. L’arrivée du show à la télévision américaine en 2009, et son avènement total à travers le monde (on parle d’une quinzaine d’adaptations, allant de la France au Mexique, en passant par les Philippines, l’Allemagne, ou encore la Suède) ont nettement changé la donne. Les films d’aujourd’hui semblent à tout prix vouloir légitimer la discipline aux yeux du monde et réaffirmer le sérieux que le métier demande.

En témoigne le troisième film de la Québécoise Sophie Dupuis, Solo, sorti discrètement en VOD cet été. Ce long métrage sur deux étoiles montantes de la scène montréalaise a tout du film post-RuPaul’s Drag Race, tout droit sorti de l’esprit de quelqu’un dont le premier (voire le seul) rapport au drag serait ladite émission de télé-réalité. Défilent à l’écran des performances parfaites, des make-up de haute volée et des tenues toutes plus haute couture les unes que les autres, mais le tout sans aucune personnalité.

Il faut dire que l’émission de RuPaul a comme qui dirait changé le drag et notre façon de le voir à jamais. Les participantes s’endettent à hauteur de plusieurs milliers (voire dizaines de milliers) de dollars pour y apparaître, font appel à des designeur·ses hyper expérimenté·es, et présentent sur le runway des tenues dignes des plus chics défilés de mode. De quoi faire croire au grand public que chaque drag queen se doit de renfermer en elle le talent et l’inspiration d’un Jean-Paul Gaultier.

La rançon du succès

Aujourd’hui, les drag queens sont sur le service public français, défilent devant des centaines de millions de spectateur·rices aux JO, remplissent des salles de spectacles, et ne font plus vraiment peur à grand-monde si ce n’est aux partisan·es d’extrême droite. Alors, seraient-elles devenues communes et inoffensives ? Car depuis le succès de Drag Race, elles sont passées des caves des plus petits clubs queers aux grandes scènes internationales, perçues comme de véritables artistes pluridisciplinaires, et ont fait tomber le masque pour se révéler être des personnes sensibles et humaines.

C’est justement le postulat de cette nouvelle vague de films, plus ou moins réussis, nés après le succès de l’émission, qui s’emparent de la vie de ces artistes pour les porter aux nues : Trois nuits par semaine, My Darling, Last Dance, Solo, Jamie, La Sirène à barbe… Autant d’exemples qui illustrent l’appétence des cinéastes à s’emparer de ces histoires, mais aussi leur rapide assèchement. Car là où les films de Waters et Sharman assumaient la bizarrerie, voire l’aspect monstrueux de ces figures décadentes bousculant nos imaginaires binaires – jusqu’à même en faire des personnages antagonistes –, les récents films sortis sur le sujet empruntent une voie tout à fait différente.

Elles ne sont plus aujourd’hui ni des déesses chimériques, ni des créatures moralement ambivalentes, mais bien des personnes lambda. Fini cette réification des drag queens en figures presque mythologiques de la communauté LGBTQIA+, ce sont dorénavant ce qui fait qu’elles sont comme nous qui nous intéresse. Car oui, derrière la fête et le divertissement, elles aussi ont des histoires qui méritent d’être racontées. Mais pour l’instant, cela donne-t-il vraiment de bons films ?

La fin du mythe ?

Pas forcément, car on ne semble plus regarder les drag queens pour ce qu’elles font au monde, mais pour ce que le monde leur fait à elles. Une embouchure logique dans une volonté saine et généralisée de vouloir banaliser les histoires queers au cinéma, mais dommageable tant la richesse de ces personnages s’est irrémédiablement desséchée.

Autant de films pour simplement dire que, une fois passé les talons de 15 cm et les couches de make-up, elles aussi vivent des histoires d’amour idylliques (Trois nuits par semaine) ou toxiques (Solo), qu’elles aussi vieillissent (Last Dance) et ont des rêves (La Sirène à barbe). Soit, mais après ? Car résultent de cette recherche d’empathie à tout prix des films relativement convenus dans leur forme et souvent politiquement sages, comme si les ardentes déflagrations d’antan étaient incompatibles avec le registre auquel on les assigne aujourd’hui.

Pas tout à fait, car deux films récents sont venus nuancer cette tendance. Femme, de Sam H. Freeman et Ng Choon Ping d’abord, projeté au Festival de Berlin 2023 et toujours en attente d’une date de sortie, qui met en scène Jules, une drag queen visée par une violente agression homophobe dans la rue. Face au traumatisme qui la poursuit des jours durant, Jules prend de court le souffle contemporain qui aurait sûrement préféré ne la voir que comme une victime en quête d’émancipation. À la place ? Elle retrouve son assaillant, entame une relation avec lui, et finit par tomber sous son charme tout en préparant sa vengeance.

L’entreprise, pas exempte de défauts, a le mérite d’opérer un saisissant retournement des structures de pouvoir et de troubler les lignes dans ce rapport bourreau-martyr souvent analysé de manière binaire. Ici, qui est le vrai monstre ?

Il suffit parfois d’un seul film

Dans un autre répertoire, on peut aussi citer Les Reines du drame (en salle le 27 novembre prochain), d’Alexis Langlois, qui emploie Jean-Biche et Drag Couenne lors d’une unique scène aux allures de torture cauchemardesque : alors que l’histoire d’amour de l’héroïne tourne au vinaigre, les deux créatures (jamais définies oralement comme des drags) rejouent grossièrement, et avec une touche de sadisme à peine dissimulée, la tragédie de sa vie face à un public hilare et devant ses yeux terrifiés.

Une seule apparition aux airs de retour aux sources, comme pour réveiller les fantômes de Divine et du Dr Frank-N-Furter, qui suffit à rendre ces personnages plus marquants que toutes les drag queens qui ont illuminé nos écrans lors de ces 10 dernières années. Comme quoi, il suffit parfois d’un seul film pour en ringardiser une demi-douzaine…