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Notre coup de cœur pour “Deux Filles nues” de Luz, roman graphique historique et radical

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Juillet 2024. Luz finalise sa nouvelle bande dessinée, Deux Filles nues, l’histoire d’un tableau qui a été le spectateur de la montée du nazisme, confisqué à son propriétaire, un collectionneur d’art juif, avant d’être présenté à Munich en 1937 dans l’infamante exposition d’“art dégénéré”. Le dessinateur de Catharsis, Vernon Subutex ou Testosterror se retrouve alors rattrapé par la réalité et sous le coup d’une puissante sidération : l’extrême droite est sur le point d’obtenir la majorité à l’Assemblée nationale. “En 2015, après les attentats, on est sortis de la sidération en allant manifester. On s’est dit ‘plus rien ne sera comme avant’. Finalement, quelques années plus tard, on se retrouve face à une autre sidération et on ne sait toujours pas réagir”, nous explique Luz.

Justement, il a entrepris Deux Filles nues pour répondre à des interrogations qui le taraudent : comment se fait-il que l’extrême droite continue de progresser en Europe et que l’on tire aussi peu d’enseignements de l’Histoire ? “Il y a depuis longtemps chez moi une inquiétude permanente quant à l’extrême droite. Cela date de la fin des années 1980 quand, étudiant, je faisais partie du Scalp, la Section carrément anti-Le Pen. Il y a aussi quelque chose d’évident : je fais partie des gens qui ont pleuré pour la première fois devant une bande dessinée en lisant Maus d’Art Spiegelman.”

De la satire au documentaire

La peur sourde et lancinante de voir le fascisme au pouvoir, il l’a d’abord traitée par l’humour dans Les Mégret gèrent la ville, dont les strips satiriques ont été publiés dans Charlie Hebdo après l’élection de Catherine Mégret en 1997 à Vitrolles (Bouches-du-Rhône). “C’était pour se foutre de leur gueule et surtout de leur manière d’appliquer leur programme. On voyait à quel point c’était vide !” Bruno Mégret, surnommé “P’tit Rat”, intente un procès qu’il perd : les juges estiment que “les limites raisonnables de la liberté d’expression” n’ont pas été outrepassées. Quand Jean-Marie Le Pen accède au second tour des présidentielles en 2002, le dessinateur n’a plus le cœur à rire. Au contraire, il lance un fanzine exutoire, Cambouis, compilé dans la foulée à L’Association, où il exprime sa rage d’être contraint au “vote utile” et son envie de descendre dans la rue pour tout casser. Deux décennies plus tard, il admet avoir du mal, désormais, à écrire sous le coup de l’émotion et préférer les récits au long cours. La volonté de ne pas se répéter rend-elle impossible une satire telle que Les Mégret gèrent la ville autour de quelqu’un comme Bardella ? “On a du mal à jouer à chat-bite avec les loups quand ils sont aux portes de la ville, considère-t-il de manière imagée. Actuellement, j’essaie de dessiner des livres qui nous permettent de sortir plus libres dans la rue, avec des sourcils un peu moins froncés et un peu plus de légèreté. J’ai aussi besoin de trouver de nouvelles formes artistiques pour parler de choses très personnelles.”

Dans la bibliographie de plus en plus fournie de Luz, Deux Filles nues tranche par sa technique de la couleur directe – à l’ancienne, sans ordinateur, comme si chaque case était un petit tableau – et le genre dans lequel elle s’inscrit, celui de la BD historique. Le récit débute en 1919 et témoigne de son intérêt pour la période de l’entre-deux-guerres. “Elle m’a toujours fasciné. Il y avait à la fois une grande schizophrénie entre un début de libération des mœurs et un recul idéologique. Je pense qu’actuellement on vit une période aussi schizophrène… peut-être une malédiction des débuts de siècles”, plaisante-t-il à moitié. Au contraire, c’est avec beaucoup de sérieux qu’il met en scène un Berlin disparu avec affiches et enseignes de l’époque.

“Dessiner le quotidien des Allemands au début du XXe siècle a été pour moi une manière de voyager.”

Il s’est aussi jeté avec gourmandise dans ce travail de documentation nouveau pour lui. “Au sortir de Testosterror, j’en avais marre de regarder des vidéos YouTube de crétins masculinistes. J’avais envie de noir et de blanc, de trouver un peu de lumière dans la poussière. J’ai passé pas mal de temps à redessiner des photos. Malheureusement, je ne fais plus de croquis sur le motif en extérieur, j’ai perdu cette liberté-là. En revanche, dessiner le quotidien des Allemands au début du XXe siècle a été pour moi une manière de voyager. Ce qui était compliqué, notamment avec Camille [Emmanuelle] mon épouse, c’était d’être entouré de livres avec des croix gammées partout.”

Le tableau nous regarde

Nous mettant à la place du tableau éponyme signé du peintre Otto Mueller (1874-1930), Deux Filles nues adopte une forme très originale et coche aussi plusieurs cases au regard de ses obsessions personnelles. Réalisée en vision subjective, la bande dessinée, si elle exprime le dégoût du fascisme, souligne subtilement une passion pour l’expressionnisme allemand, conséquence… d’une peur panique de l’avion : “Quand je suis arrivé à Charlie Hebdo dans les années 1990, il a fallu que je prenne l’avion, se souvient le dessinateur. À cause de ma peur, je suis allé consulter un psy et il m’a dit ‘Je ne vais pas pouvoir vous enlever toutes vos angoisses parce que, sinon, vous ne pourrez plus créer’. À la place de séances psychanalytiques, on s’est mis à discuter art moderne. C’est grâce à lui que j’ai découvert l’expressionnisme allemand, George Grosz, Otto Dix et cette porosité entre les combats politique et artistique.”

Pour raconter comment l’art a pu être à la fois source d’espoir et utilisé par les nazis contre les artistes mêmes, Luz a cherché l’œuvre la moins en vue parmi les peintures exposées en 1937 par les nazis à Munich (puis Berlin, Leipzig, etc.). “C’est fou : pour dénoncer l’art moderne et l’exposer aux lazzis du public, les nazis ont organisé la plus grande exposition du XXe siècle ! Ça aurait été facile pour moi de choisir une peinture de Picasso, Van Gogh, Chagall, Otto Dix ou George Grosz. Mais j’avais envie de prendre un artiste que l’on connaît peu et une œuvre parmi d’autres.”

Abîmes/abymes

C’est un simple nu d’Otto Mueller qui a remporté ce casting pictural. Pendant près de deux cents pages, avant de le découvrir à la fin du livre, on essaie d’en deviner les traits, les motifs et les couleurs à partir des réactions que ce tableau provoque. Il y a d’abord Maschka Meyerhofer, l’épouse, muse et modèle qui s’amuse que son époux l’amaigrisse sur la toile ; des amateur·rices d’art averti·es, puis des personnalités de moins en moins fréquentables. Ce sont leurs mots qui – éloges ou injures, Joseph Goebbels, ministre de la propagande nazie, la qualifie de “saloperie pornographique” – esquissent par des traits contradictoires l’objet de notre convoitise, cette mystérieuse peinture au centre du livre.

La scène la plus bouleversante de la BD est cependant muette. Luz y représente l’avocat et collectionneur d’art Ismar Littmann comprenant ce que signifie pour lui la nomination d’Hitler, le 30 janvier 1933, au poste de chancelier et l’instauration des lois antisémites. Pendant qu’il se tord de désespoir et de douleur, on voit les nazis parader par la fenêtre de son bureau. “Imaginer que, dans le cadre du tableau, il y en ait un autre, celui d’une fenêtre, dans laquelle on peut voir le monde évoluer, rejoint une autre de mes obsessions, celle des mises en abyme.” L’antisémitisme, que Luz avait déjà dénoncé en adaptant Ô vous, frères humains d’Albert Cohen, reste pour lui un effrayant mystère, en 1933 comme en 2024. “J’ai du mal à comprendre pourquoi, malgré la Shoah, on en est toujours là, pourquoi cette haine peut être aussi fédératrice. Ça me dépasse. Si un jour on colonise Mars, la première des haines qui surgira, ce sera l’antisémitisme !”

Un tableau rêve-t-il ? La force poétique de l’objet inanimé

Au fil des péripéties, le tableau Deux Filles nues change de propriétaire et de domicile, assistant silencieusement à des joies, des romances et des drames. “Ce tableau a lui-même une histoire, mais il n’en a pas la maîtrise. Il y a là une allégorie évidente : qu’est-ce que c’est d’être impuissant face à la marche du monde ? Est-ce que l’on a envie d’être des témoins passifs de l’Histoire tels des tableaux accrochés au mur ou est-ce que l’on descend du mur pour interagir davantage avec le monde qui nous entoure ? Ce bouquin interroge aussi notre capacité à savoir quoi faire des chocs citoyens qui nous bousculent.” Une autre séquence muette se révèle stupéfiante : en pleine nuit, alors que Deux Filles nues est exposé à Munich aux côtés de trésors de l’art moderne, déboulent des “visiteurs de la nuit”, une nuée de cafards qui envahit les murs avant de disparaître le jour venu. “L’objet inanimé a toujours cette possibilité de poésie, même au milieu du pire, affirme le dessinateur. Il n’y a pas de raison qu’un tableau ne rêve pas ! Je me suis souvent posé la question : qu’est-ce qui se passe quand un musée est fermé ? Les tableaux doivent particulièrement se faire chier. Ce que j’ai imaginé, c’est tout le contraire de ce que l’on voit dans le film La Nuit au musée [comédie de Shawn Levy où Ben Stiller, gardien de nuit, voit tous les squelettes, animaux empaillés et statues du musée américain d’Histoire naturelle de New York s’animer].

Le tableau d’Otto Mueller continue-t-il de rêver ? Spoiler obligatoire : l’histoire de Deux Filles nues connaît une sorte de happy end puisque cette toile existe toujours. Depuis 2001, elle se trouve dans la section expressionniste du musée Ludwig de Cologne. Alors qu’il en était à la moitié de son livre, Luz a pu s’y rendre et vivre un moment privilégié avec le tableau. “Jusque-là, j’avais dessiné sans l’avoir devant mes yeux. Rita Kersting, la directrice adjointe du musée, m’a accueilli avec une chaleur étonnante. J’ai eu le sentiment que, pour elle, c’était important qu’une œuvre accrochée puisse avoir une vie ailleurs.”

S’il a lu les travaux de chercheur·ses – Johann Chapoutot, historien et professeur, spécialiste du nazisme et de l’Allemagne, par exemple –, lui ne revendique pas avoir fait œuvre d’historien. “Plus j’étais précis dans mes recherches, plus je me rendais compte qu’il y avait des trous, des angles morts où je pouvais créer du romanesque. C’est là que je peux mettre un peu de mon histoire.” Dans sa postface élogieuse, Rita Kersting souligne combien Otto Mueller et Luz semblent fusionner.

Anachronique, le rapprochement n’a pourtant rien d’absurde. Mueller refusait d’être rangé parmi les expressionnistes, clamait être un artiste libre et sans étiquette. “Qu’il n’ait pas de chapelle m’a attiré, confirme Luz. Sa seule identité était d’être peintre. Au sortir de 2015 et des attentats, j’étais lessivé. J’essayais de trouver ma place alors que l’on me disait caricaturiste, ce qui était complètement absurde. Ma seule définition sociale est celle de dessinateur, d’où l’idée de ne pas se laisser emprisonner par son propre style.” Il en fait ici la démonstration.

Deux Filles nues de Luz (Albin Michel), 192 p., 24,90 . En librairie le 2 octobre.