Ces entreprises qui veulent prédire le climat du futur : "Au lieu d’avoir approximativement raison…"
Un coup de fil peut en cacher un autre. Celui de Michel Barnier à Marine Le Pen pour désamorcer les propos de son nouveau ministre de l’Economie, Antoine Armand, a fait grand bruit. Il a surtout éclipsé l’autre appel de câlinothérapie passé le même jour, le 24 septembre, par le locataire de Matignon à David Lisnard. Le maire (LR) de Cannes tempêtait contre les "propos d’une incompétence crasse" d’Agnès Pannier-Runacher, la ministre de la Transition écologique. La veille, sur France 5, elle était revenue sur les fortes précipitations qui touchaient le matin même la cité méditerranéenne : 50 millimètres de pluie en une demi-heure, causant l’inondation de plusieurs artères. Si la ministre a fait preuve de maladresse – "Ce ne sont pas les chutes du Niagara non plus" -, elle a pointé avec justesse l’effet de l’imperméabilisation des sols lors de ces événements extrêmes. Alors que l’édile fulminait, lui, contre le manque d’anticipation de Météo-France. Ce qui a fait réagir dans le monde scientifique. "Quand on est maire d’une ville dont on sait qu’elle peut et va être touchée par davantage d’événements extrêmes, on a deux solutions, dit l’un d’eux. Soit on agit, soit on tire sur l’ambulance." Sous-entendu, ici : Météo-France.
La vigie française avait pourtant bien annoncé "des pluies intenses" accompagnant "des orages violents mais peu durables" dans les Alpes-Maritimes, et émit une vigilance jaune. Elle ne l’a pas relevée puisque les seuils des précipitations définis pour les niveaux supérieurs, orange ou rouge, n’étaient pas atteints. Surtout, elle n’était pas la seule à avoir prévu le phénomène. L’entreprise montpelliéraine Predict Services, spécialisée dans le risque climatique, et dont Météo-France est au capital, avait aussi anticipé ces intempéries. L’application Mypredict, ouverte au grand public, prévenait dès le dimanche midi du risque de pluies orageuses pour le lendemain. Le lundi à 7h14 précises, l’alerte, jusqu’alors jaune, virait à l’orange. "Un message est parti aux populations et aux assureurs en disant : 'Fort orage imminent. Risque de ruissellement et vent fort. Adaptez votre comportement'", retrace Alix Roumagnac, à la tête de l’entreprise.
David Lisnard n’avait semble-t-il pas téléchargé l’application sur son téléphone. Qu’importe. Cette polémique, au fond, illustre le besoin croissant des collectivités et des entreprises de prévoir la météo - à court terme - et le climat - à long terme - pour mieux s’y adapter. Depuis quelques années, le filon des "services climatiques" est investi par un nombre grandissant d’acteurs, qui profitent de l’énorme quantité de données disponibles et des nouveaux outils pour les traiter à très grande échelle. Mais ces prédictions sont-elles toujours efficaces ?
"Nous avons maintenant précisément tort"
C’est la question lancinante que se pose Giuliano di Baldassare. Ce scientifique l’évoquait déjà avec deux confrères, en 2013, dans un article publié dans la revue Water resources research, spécifiquement axé sur la modélisation des inondations. Des scénarios trop détaillés, disaient-ils, pourraient être "potentiellement trompeurs, car le faux sentiment de confiance dérivé de leurs résultats faussement précis pourrait conduire à prendre de mauvaises décisions". Onze ans plus tard, le professeur d’hydrologie à l’université d’Uppsala, en Suède, persiste. "Je fais confiance aux modèles à grande échelle, quand on parle de conditions climatiques, de changement de températures, de sécheresse. Mais pas lorsqu’il s’agit d’événements météorologiques extrêmes tels que les inondations ou les tempêtes sur de petites zones, insiste le directeur du Centre suédois des sciences des risques naturels et des catastrophes. Je pense qu’au lieu d’avoir approximativement raison, nous avons maintenant précisément tort."
Il décrit en un mot ce qui caractérise les prédictions climatiques : l’incertitude. Le dérèglement climatique à l’œuvre, lui, est certain, prouvé, de même que la responsabilité de l’homme. Mais jusqu’où ira-t-il ? Avec quelle intensité ? "Il faut d’abord comprendre qu’on ne peut pas prédire le futur car il dépend des décisions politiques qu’on va prendre", explique Freddy Bouchet, directeur de recherche CNRS au Laboratoire de météorologie dynamique et professeur attaché à l’ENS/PSL. Elles pourraient en effet atténuer ou accentuer la hausse actuelle des émissions de gaz à effet de serre. "Pour en tenir compte, les climatologues font des projections avec différents scenarii d’émissions. Ensuite, il faut être capable de décrire aux acteurs ces projections et les hypothèses associées pour bien interpréter les résultats", ajoute-t-il. C’est ce que font tous les grands organismes qui travaillent sur l’évolution du climat, comme l’Institut Pierre Simon Laplace (IPSL) ou le Giec avec ses trames de scénarios de mondes plus chauds. Enfin, précise le scientifique, il est essentiel de caractériser les fluctuations naturelles du climat.
Ce qu’il est possible ou non de modéliser
Pas évident pour les collectivités et les entreprises de s’y retrouver. Ni de savoir par où commencer. Surtout lorsqu’elles doivent calibrer des investissements ou des transformations à long terme basés sur ces interprétations. "C’est un vrai travail de pédagogie pour expliquer aux clients ce que l’on sait modéliser et ce que l’on ne sait pas faire", détaille Théophile Bellouard, le directeur d’Altitude, une plateforme d’Axa Climate destinée à mesurer les impacts des risques climatiques pour les entreprises et les industriels. Prédire la vitesse des vents d’un cyclone pour les prochains jours ? Difficile. Les risques de grêle ? Idem. "Un modèle de climat, ce sont des pixels de 200 kilomètres carrés. Comme la grêle est un orage qui fait globalement un 1 kilomètre carré, on sait que le modèle ne saura pas dire la probabilité qu’elle survienne", précise-t-il. "L’échange sur la mise en perspectives des résultats scientifiques en fonction des impacts fait partie de notre travail", approuve Freddy Bouchet, qui collabore notamment avec le gestionnaire du réseau de transport électrique RTE. Et si une marge d’incertitude persiste, l’étude de ces changements apporte tout de même de précieuses informations pour identifier des fragilités.
Porsche en sait quelque chose. Début juillet, des intempéries touchent l’usine de Novelis, située dans le Valais, un canton suisse frontalier du nord de l’Italie. Ce sous-traitant doit interrompre la fabrication d’un alliage d’aluminium. Problème : c’est le seul fournisseur du célèbre constructeur automobile pour quelques pièces très spécifiques de carrosserie. Au pied du mur, Porsche doit mettre un frein, durant un temps, à sa production. La facture est salée : l’Allemand annonce une baisse de son chiffre d’affaires de 1 à 2 milliards d’euros. "Ces phénomènes ne sont pas circonscrits à l’agriculture ou à l’assurance, mais concernent n’importe quelle entreprise. Je suis sûr qu’ils seront, dans un jour pas si lointain, au cœur de la décision et de la gestion du risque en interne. La résilience des chaînes logistiques va devenir un enjeu énorme", estime Léo Lemordant, fondateur de Tellus AI, une start-up spécialisée dans l’information sur les risques climatiques qu’il a créée en 2023 avec son ancien directeur de thèse.
Les deux hommes travaillent sur des prédictions saisonnières, allant de deux semaines à six mois. Un horizon temporel qui intéresse particulièrement les traders en énergie - leurs premiers clients - pour connaître les volumes de gaz qu’ils doivent acheter avant l’hiver, afin de ne pas se retrouver avec des surplus payés à prix d’or si les températures s’avèrent plus douces que prévu. "Avec cette vision un peu plus lointaine que les alertes météos, les décideurs géreraient probablement mieux les risques", estime Léo Lemordant. Le cas Porsche fait figure d’exemple. "Même s’ils ne vont pas construire une autre usine du jour au lendemain, une meilleure information aurait pu leur permettre d’ajuster les stocks", pointe l’ingénieur.
Des prédictions qui divergent
Tellus AI s’inscrit parmi cette myriade de start-up qui veulent profiter de l’effervescence autour des prédictions climatiques. En France, Predict Services a été l’une des premières à anticiper le mouvement. Fondée en 2006, la société se spécialise dans le très court terme, c’est-à-dire les systèmes d’alerte précoce, d’abord auprès des collectivités puis des entreprises. Elle propose également une gestion personnalisée de phénomènes extrêmes en tous genres : tempête, submersions marines, canicule, vague de froid… "On accompagne plus de 25 000 communes. Avec nos partenaires, ce sont presque 25 millions de foyers, de TPE ou de PME qui reçoivent des avertissements par anticipation", précise Alix Roumagnac. Les assureurs, ainsi qu’un certain nombre de grandes entreprises, ont également vite compris l’intérêt d’investir dans cette branche. Voire de l’intégrer au sein de la société, comme l’ont fait Axa ou IBM. Elles ont pu développer, depuis une décennie, une solide expertise, grâce à un vivier de scientifiques recrutés dans les universités… quand ils ne préfèrent pas monter leur propre structure.
Ces dernières années, le spectre des prédictions s’est donc étoffé. Au risque de ne pas toujours coïncider entre elles. Le média américain Bloomberg a comparé récemment deux modèles différents, en se focalisant sur les risques encourus par des zones précises du comté de Los Angeles dans le cas d’une crue centennale. L’un a été réalisé par une société privée new-yorkaise ; l’autre par une équipe de chercheurs de l’université de Californie. Si les deux modèles conviennent d’une hausse des dégâts, ils ne s’accordent que sur un faible pourcentage des endroits touchés par le potentiel sinistre. Chaque prédiction est le fruit d’une quantité pharaonique de données – souvent publiques, quelquefois privées, ou une combinaison des deux – intégrées dans un modèle informatique de plus en plus dopé à l’intelligence artificielle. Les écarts peuvent alors venir de modèles mal caractérisés, de données insuffisamment solides ou d’interprétations divergentes des résultats obtenus. Jetant parfois le trouble sur des promesses trop belles pour être justes.
"Il y a des surprises quand on soulève le capot"
Théophile Bellouard, d’Axa Climate, évoque ainsi le retour de clients comparant les services de l’assureur avec ceux de prestataires concurrents. "On nous disait que les autres couvraient plus de périls climatiques ou proposaient une meilleure résolution spatiale. Sauf que le client avait du mal à comprendre les conclusions." Ce qui, in fine, peut le desservir. "Il faut se méfier des discours pseudoscientifiques qui ne présentent pas d’algorithmes matures ou fiables. Cela peut générer de fausses informations, et perturber la prise de décision. On travaille sur la sécurité des biens et des personnes, l’improvisation n’est pas permise", insiste Alix Roumagnac. "Parfois, et c’est le cas dans toutes industries, il y a des surprises quand on soulève le capot", confirme Léo Lemordant.
Aux Etats-Unis, l’ONG CarbonPlan se bat pour imposer davantage de transparence au sein de cette industrie naissante. Elle constate que "les analyses climatiques sont de plus en plus réalisées par des entreprises privées", et que celles-ci gardent bien cachées leurs méthodes dans des "boîtes noires". Si ces "modèles propriétaires" demeurent secrets, certains jouent le jeu de l’ouverture, tel IBM. L’an dernier, le géant de l’informatique a mis à disposition de la communauté scientifique un modèle d’analyse géospatial, créé en collaboration avec la Nasa. Rebelote en septembre avec la publication d’un deuxième modèle autour du climat et de la météo, qui permet des prédictions beaucoup plus localisées. Le gouvernement canadien est l’un des premiers à l’utiliser. "L’idée est que ces modèles de base soient exploités pour en développer d’autres, plus petits et spécifiques, qui sont davantage à destination des entreprises", indique Sheila O’Hara, responsable des solutions technologiques pour le développement durable chez IBM France.
Du fait des moyens financiers à leur disposition, "les entreprises sont aujourd’hui plus en avance que les collectivités", constate Théophile Bellouard. Une situation qui inquiète au plus haut point le climatologue américain Justin S. Mankin, professeur associé au département de géographie du Dartmouth College. "Le réchauffement climatique étant une tragédie collective, les informations permettant de s’adapter aux risques qu’il annonce doivent être un bien public, écrivait-il en janvier dernier dans une tribune au New York Times. C’est pourquoi les gouvernements doivent intervenir. Les citoyens ont un droit fondamental à la science. La communauté des scientifiques du climat doit rapidement développer une alternative publique aux informations climatiques payantes ; ne pas le faire serait injuste et dangereux."