La vitalité de l’art moderne et contemporain
L’éditeur de cet ouvrage, L’Atelier contemporain, nous offre une somme considérable d’articles de Jean Clay (1934), journaliste d’abord et critique d’art. Il a été rédacteur au mensuel Réalités (1958-1971), avant de lancer la revue d’art Robho (1967-1971), puis de fonder les Éditions Macula, à une époque où les sciences sociales justifiaient la création d’une nouvelle revue axée sur l’esthétique (1976). Il a été accompagné dans ces trois aventures par le poète Julien Blaine (pour Robho) et par l’historien et critique d’art Yve-Alain Bois (pour Macula). On trouve là de puissants duos ouverts sur la connaissance et la critique de l’art vivant.
Les textes issus de ces publications ont été établis et rassemblés par Yve-Alain Bois et Ginette Morel. Ils sont donc désormais accessibles dans ce volume illustré en noir et blanc, édité par François-Marie Deyrolle, dont on connaît le travail remarquable autour des textes concernant les arts. Ils portent selon les cas soit sur des œuvres, soit sur des portraits d’artistes. Ce volume est de surcroît assorti d’un entretien avec Jean Clay conduit, en 2014, par l’historien de l’art Thierry Davila et l’historienne de l’art Valérie Mavridorakis.
Pour justifier le titre donné à ce recueil, Atopiques, il ne suffit pas d’invoquer les allergies que ce terme dénote. Il faut y associer l’idée d’une opposition entre ce que quelqu’un reçoit (ici Jean Clay) et l’indifférence développée par la plupart des spectateurs, en particulier à l’égard d’œuvres et d’artistes ayant bouleversé les canons de l’art à partir des années 1920.
Chacune des vingt-six chroniques publiées ici fait montre d’une très grande science de la critique et de la pédagogie des arts modernes et contemporains, architecture comprise. Prises dans leur ensemble, elles témoignent d’une approche précise de la crise de la représentation, de la mimèsis dit-on encore, ou de l’effet de réel. Le style de Jean Clay est d’une clarté remarquable. L’auteur ne tombe pas dans les pièges dans lesquels la critique s’est enferrée depuis longtemps : confondre la biographie et l’œuvre, verser dans la psychologie, faire passer son goût pour une analyse. Au contraire, il s’informe et se cultive en arts, compose des galeries de portraits à partir des œuvres et des perspectives défendues, et tente de comprendre une œuvre à partir d’une trajectoire.
Fin de la permanence
Si pour presque toutes et tous, voir est s’agissant des arts plastiques une attitude, Jean Clay renverse les choses. Pour lui voir est non seulement un acte, mais encore une mise en œuvre de soi à l’aune de l’œuvre rencontrée. L’art n’aveugle ni ne console. Il crée des habitudes mentales d’autant plus fortes qu’il remet systématiquement en question la matière figée et la croyance partagée qu’il existe des données stables. Le lien entre l’art ainsi entendu et les approches des spectateurs se trouve renforcé par les œuvres qui, dès les années Robho, dénoncent la société du spectacle et la conception de l’art-loisir.
Il est d’ailleurs clair que ce qui intéresse Clay, ce sont les œuvres qui détournent, provoquent, et convoquent à des activités. Telles sont les œuvres de Jesús Rafael Soto, de Yaacov Agam, des situationnistes, de Lygia Clark, d’Allan Kaprow et de Hans Haacke, voire du GRAV (Groupe de Recherches d’Art Visuel) que l’on ne peut cependant réduire au seul cinétisme.
Ces œuvres récentes (compte tenu des dates de publication des articles) organisent le « grand complot » de notre époque contre l’objet statique, durable, chargé d’exprimer pour la postérité un moment de la création humaine. Grâce à ces artistes, désormais, les œuvres se changent en événements. L’influence de l’œuvre réside donc moins dans la contemplation que dans l’influence mentale qu’elle peut avoir sur les spectateurs.
En un mot, avec l’art moderne et contemporain, nous assistons à la fin de l’objet d’art mort, porteur de formes arbitraires figées. Le tableau classique étant devenu un carcan idéologique au fil du temps, et le système de l’art s’étant clôt sur une construction devenue académique, il était temps de travailler à la décomposition de ce système et à l’invention raisonnée de nouveaux chemins artistiques et esthétiques, le long duquel nous allons donc découvrir Robert Ryman, Martin Barré, Takis, Soto, Haacke, Jackson Pollock...
Spectateur
Un point constamment repris le long de l’ouvrage est celui qui concerne les spectatrices et spectateurs de l’art moderne et contemporain. D’emblée, Jean Clay réfute l’idée d’une passivité des spectateurs, qu’il remplace aussitôt par celle de « participation ». Mais ce terme doit être éclairé. Il s’y attache en fonction d’une triple considération : on ne peut voir une œuvre sans activer l’espace entre soi et l’œuvre ; l’œuvre s’appréhende par une activité, au contraire de ce qu’a inventé la Renaissance en conditionnant le regard de manière statique ; l’esprit humain ne saurait être passif.
Pour Jean Clay, la mise en question de la situation respective du tableau et du spectateur est due, entre autres, à Jesús Rafael Soto et à Victor Vasarely (en 1954), ou encore Jean Tinguely, pour ne citer que les principaux. Le spectateur est directement sollicité par ces travaux. Soit qu’on lui demande de se déplacer pour provoquer la destruction des formes ; soit qu’on déroule devant lui un processus de métamorphoses ; soit qu’on lui montre qu’il faut renoncer à tout caractère définitif de l’art ou de l’œuvre. Les œuvres citées se déroulent selon un processus temporel dans lequel le temps du spectateur est impliqué. En un mot : intervention du temps, intervention du spectateur.
L’auteur y revient longuement à propos des œuvres de Jesús Rafael Soto, qui invitent le spectateur à pénétrer en elles. Désormais, et ceci depuis Marcel Duchamp ou Dada, le spectateur n’est plus face au tableau mais au centre du tableau. Ce personnage, jusque-là bien effacé, paraît brusquement sur le devant de la scène. Si on lui demandait auparavant de regarder et de se taire, on l’invite maintenant à agir et participer. Le public est intégré à la proposition esthétique.
Les mises en crise du tableau en soi
C’est à Manet que Clay fait remonter le repérage des éléments centraux de l’esthétique moderne et de la mise en crise du tableau, et par conséquent à la conquête de la planéité croissante de la peinture. Il aurait été le premier peintre à ressentir comme dissociables les constituants matériels du tableau : surface, limite, couleur, texture, geste. Manet en effet récuse leur unité, au profit d’une frontalité qui exclut tout fondement originaire de la peinture. Il les traite comme un jeu de variable. Cette mise en crise, ce pourrait être aussi le résultat du travail de Kazimir Malevitch ou de Piet Mondrian, qui eux aussi pointent la précarité, l’ambivalence, l’incertitude qui est restée inaperçue dans les formes classiques des arts plastiques. Ces deux artistes, parmi bien d’autres, révèlent la cohérence du système classique et sa vulnérabilité.
L’un des articles les plus remarquables de cet ensemble aborde le même problème d’un point de vue plus général, en associant la crise de la représentation et la crise de la culture. Publié en 1971, il a pour titre : « Quelques aspects de l’art bourgeois : la non-intervention ». L’auteur y a pour finalité de lier le travail des artistes et les demandes sociales qui font fonctionner le système esthétique. Il analyse la situation artistique de l’époque à partir du rapport entre la culture de consommation et la culture vivante produite par les arts contemporains. Jean Clay insiste sur le fait que, pour lui, la « [c]ulture est un terme qui désigne un ensemble d’activités et de productions qui ont comme objectif une saisie transformatrice et une clarification à des fins opératoires du continuum spatiotemporel et psychosocial où nous baignons ». Or ce qui nous est proposé dans la société sous le nom de culture est un ensemble d’objets dévitalisés, manipulés et submergés sous les connotations et les rites, ainsi que le constate Jean Baudrillard, auquel Clay réfère. En un mot, la société marchande réclame la collaboration des arts, afin de soutenir une culture conçue comme une activité inoffensive, marginale, décorative.
La tâche de l’auteur, à partir de là, est alors d’examiner le rôle des institutions d’art et leur implosion sous le coup des galeries marchandes, tandis que le business recherche des artistes susceptibles de lui offrir « un supplément d’âme ». Mais, constate-t-il avec regret, des artistes encouragent ces processus. D’où cette interrogation : quels artistes proposent des expériences artistiques et esthétiques ? Il s’oriente ainsi vers une distinction entre les artistes pour lesquels l’art est une métaphysique (sublimation de l’individu), ceux pour lesquels l’art opère une lecture du réel (l’artiste clarifie une réalité), et ceux pour lesquels l’art doit se diluer dans le champ social.
À Robert Ryman, enfin, dont une exposition récente a montré encore le travail, rien n’échappe. Dans son investigation, il interroge méthodiquement le statut de l’œuvre, de la signature, de l’éclairage de la galerie, de l’exposition, et il renverse les attendus classiques. Le résultat, c’est un art de la découpe, qui permet à Clay de revenir sur l’architecture. Par la réduction de la « fenêtre » qu’était censée caractériser la peinture depuis Léonard de Vinci, la peinture a adopté quelques-unes des propriétés de l’architecture. Ainsi devient-il possible d’analyser la muralité du domaine bâti, et d’introduire au feuilletage, au cloquage, ou à l’exfoliation que l’on découvre chez des artistes contemporains.