L'Etat doit-il vendre ses parts chez Orange, FDJ ou Stellantis ? La réponse de Maroun Eddé à Darmanin
Maintenant qu’il est dans l’opposition, Gérald Darmanin déborde d’imagination pour redresser la barre des comptes publics. Réformer l’audiovisuel public, supprimer un jour férié, sonner le glas des 35 heures dans le privé, faire payer plus cher aux étudiants étrangers leurs droits d’inscription… L’ancien ministre de l’Intérieur a égrainé dans une interview au journal Les Echos ses nombreuses propositions. Il conclut ainsi son catalogue de préconisations : "Un travail doit être mené sur les participations de l’Etat dans les entreprises. L’Etat a des participations évaluées à 150 milliards d’euros, dont 50 milliards dans les sociétés cotées comme Orange, la FDJ, Stellantis ou Engie. Il vaudrait mieux vendre ces participations qu’augmenter l’impôt sur les sociétés. L’Etat n’a rien à faire là".
Le député du Nord vient remettre dans le débat un sujet qui était passé de mode. Solder les bijoux de famille, est-ce bien raisonnable ? Pour l’essayiste Maroun Eddé, auteur de La Destruction de l’Etat (Bouquins, 2023), cela traduit une "logique purement financière et de court terme". Pas forcément bien inspirée si l’on prend un peu de recul.
L’Express : Êtes-vous surpris de voir ressurgir ce débat autour de l’opportunité de céder des participations de l’Etat ?
Maroun Eddé : Depuis plus de trente ans, la vente de participations de l’Etat dans les entreprises a été un moyen de générer des recettes budgétaires. C’est un poncif qui revient assez souvent, émanant de la droite comme de la gauche. Au tournant des années 1990, il y avait un accord sur la question. La gauche ne remettait pas en cause le projet de vendre ces titres, mais elle accusait la droite de brader les joyaux de l’État. Le débat portait donc surtout sur le prix de vente. Le sujet a été moins repris récemment, sans doute parce que le portefeuille est déjà très amoindri par rapport à cette époque. Il y a vingt ans encore, l’Etat français détenait un véritable trésor de guerre. L’ancêtre de l’Agence des participations de l’Etat (APE) était une institution très puissante, qui possédait notamment toutes les autoroutes, tous les aéroports, des entreprises de télécoms et même des banques.
Gérald Darmanin cite des participations de l’Etat (via l’APE) et des sociétés détenues par Bpifrance, comme Stellantis. La logique entre ces deux institutions est-elle différente ?
Chez Bpifrance, il y a une vraie intentionnalité. Elle investit stratégiquement dans des secteurs déterminés, en fonction de la politique du moment, par son directeur général ou par le président de la République lui-même. Le portefeuille de l’APE relève plutôt de l’héritage de positions historiques de l’Etat, sur lequel il a encore un droit de regard, mais sans politique associée à l’Etat actionnaire.
Par ailleurs, l’APE a joué un rôle très important dans la vente des actifs de l’Etat, ce qui lui a parfois attiré des critiques, comme lors de la vente d’Alstom en 2014. C’est une institution assez fragilisée et qui n’a plus beaucoup de pouvoir. Ses quelques grosses participations, comme EDF par exemple, sont très autonomes. Et s’il y a un sujet à gérer, cela passe directement par le président de la République.
L’Etat actionnaire a-t-il encore une raison d’être ?
Pour certaines entreprises, comme Renault, nationalisée après-guerre, cela n’a plus beaucoup de sens aujourd’hui. D’ailleurs le fait que l’Etat ait été présent à son capital n’a probablement pas conduit à de très bonnes décisions et a également accéléré les divergences avec les Japonais.
Mais Gérald Darmanin cite pêle-mêle des entreprises issues des secteurs de l’automobile, de l’énergie, des télécoms. Cela traduit de sa part une logique assez dangereuse parce que purement financière et de court terme, sans vision stratégique. L’Etat ne peut ni ne doit être partout. Mais il y a des secteurs où il a besoin d’être.
Dans le passé, d’autres gouvernements ont fait le choix de la privatisation…
Oui, c’est ainsi qu’Elf Aquitaine puis Total ont été entièrement privatisées au cours des années 1990, principalement pour combler des déficits budgétaires. C’est du court termisme, parce qu’on règle ainsi le budget de l’année en faisant d’un coup des recettes importantes. Mais sur le long terme, la perte est considérable. L’une de ces deux entreprises est sortie en 1995 pour une valorisation de 80 milliards de francs. Or aujourd’hui, TotalEnergies [NDLR : qui comprend les deux sociétés] rapporte 20 milliards d’euros de profits par an. De même, les autoroutes ont été cédées en 2006 pour faire entrer 14.8 milliards d’euros dans les caisses de l’Etat, alors qu’elles rapportent aujourd’hui plus de 4 milliards de bénéfices par an… Le danger vient du fait que le gouvernement estime être jugé à six mois, un an, et se satisfait de cet argent frais immédiat, qui allège la pression financière. Mais sur 30 ans, le manque à gagner est terrible pour la France.
Les entreprises que cite ici Gérald Darmanin dégagent plusieurs milliards d’euros de bénéfice net. Pour l’Etat, ce sont des investissements rentables. Il ne perd pas à y être, bien au contraire. Le problème, c’est que l’Etat est souvent un mauvais négociateur, notamment par rapport aux fonds privés et aux marchés financiers. Est-ce qu’on veut vraiment vendre des actifs à un prix généralement bradé parce que la capacité de négociation de l’Etat est faible, alors que ces investissements rapportent ?
"L’Etat n’a rien à faire là", affirme Gérald Darmanin. Qu’en pensez-vous ?
Cela dépend des cas. Il est clair qu’il y a des secteurs où l’État ne doit pas intervenir, d’autres où il doit le faire. Le vrai problème, c’est l’absence de véritable stratégie en tant qu’actionnaire. En dehors des participations de Bpifrance, il s’agit souvent de reliquats passés, possédés de façon assez passive. Or le fait d’être présent au capital peut lui permettre d’agir, au nom de l’intérêt général, dans des secteurs aussi stratégiques que les télécoms ou l’énergie. Reprenons l’exemple de Total-Elf : à l’époque où l’Etat a vendu ses parts, les sujets environnementaux étaient moins pris en considération. Vingt ans plus tard, on peut s’en mordre les doigts, pour des raisons financières évidentes comme je le disais, mais aussi parce que, si l’entreprise était restée dans le giron public, l’Etat aurait eu un levier d’action dans la transition énergétique, qui aujourd’hui lui échappe.
Ce retrait de l’État actionnaire se constate-t-il aussi dans d’autres pays européens ?
Oui, ce phénomène est assez global à l’échelle européenne. Il y a même des pays, comme le Royaume-Uni, qui sont allés beaucoup plus loin que nous dans les privatisations et les partenariats public privé. En France, l’État jouait un rôle particulièrement prépondérant. Dans notre économie, les pouvoirs publics étaient très imbriqués avec les pouvoirs privés et notamment les grandes entreprises. C’est aussi lié à la nature de nos grands groupes, pour la plupart appartenant à des secteurs stratégiques tels que la défense, l’énergie, le transport, les télécommunications. L’impact est plus visible, simplement du fait de la structure de notre tissu économique. A noter toutefois que certains rétropédalent : après une privatisation complète dans les années 1990, le Royaume-Uni mène des renationalisations du rail, à cause de graves problèmes de sous-investissement dans la sécurité et la maintenance.
Le postulat de Gérald Darmanin est qu’il vaut mieux vendre ces participations plutôt que d’augmenter l’impôt sur les sociétés. L’argument est-il recevable ?
La difficulté originelle, c’est qu’il y a peu d’analyses fouillées sur ces sujets budgétaires. On entend beaucoup d’affirmations en l’air, des calculs de coin de table. Quand on veut faire rentrer de l’argent dans les caisses, la question fondamentale est de savoir qui va payer. La réponse relève du choix idéologique - pas au mauvais sens du terme. En l’occurrence, soit les entreprises privées, notamment les grandes firmes multinationales qui paient peu d’impôts vont contribuer davantage, soit l’Etat va vendre ses participations. Ceux qui supportent le poids de ces décisions et ceux qui en profitent ne sont pas les mêmes dans un cas ou l’autre. Les bénéficiaires d’une opération de cession de l’Etat, ce sont surtout ceux qui gravitent dans le monde des affaires : banques, cabinets de conseil et d’avocats… Ce sont d’ailleurs tous ces intermédiaires qui ont été les principaux moteurs des cessions de l’APE dans le passé. La proposition de Gérald Darmanin satisfera clairement le patronat, mais aussi – si elle n’est pas analysée plus avant - une partie de la population, qui ne voit pas l’intérêt pour l’Etat de continuer à détenir ces actifs.
Michel Barnier n’a pas évoqué le sujet à ce jour. Pensez-vous que l’option pourrait être étudiée par son gouvernement ?
Oui, si la situation financière l’exige, il n’est pas exclu qu’un jour on remette sur la table la vente des parts dans ADP ou un plan sur le capital d’EDF, quasiment les deux dernières grandes participations majoritaires de l’État. Une bouffée d’oxygène très ponctuelle, vu les montants en jeu, mais qui entraînerait à nouveau des pertes financières et stratégiques sur le long terme.