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Октябрь
2024

Les faces cachées de Franz Kafka

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* Le premier tome de la biographie a fait l’objet d’un précédent compte-rendu sur Nonfiction.

Le deuxième tome de la monumentale biographie de Kafka par Reiner Stach, intitulé Le Temps de la connaissance, est passionnant parce qu’il concerne les années les plus riches, les plus fécondes et bien documentées de la vie et de la genèse de l’œuvre de l’écrivain. Cette période court de la Première Guerre mondiale jusqu’à la paix et au traité de Versailles du 28 juin 1919.

Kafka était en âge d’être incorporé, mais l’Office d’assurances pour les accidents du travail où il avait obtenu le statut envié, pour un Juif, de fonctionnaire, obtint la réquisition de son précieux docteur en droit, qui fut dispensé jusqu’à nouvel ordre.

Les médecins militaires avaient jugé ce jeune homme, grand et terriblement maigre, apte au combat. Hypocondriaque, il était sujet à de violentes migraines, aux insomnies, aux désordres gastriques. Suivant les prescriptions de naturopathes, il se nourrissait d’une façon qui n’arrangeait pas son état.

Lorsqu’il sortait du bureau vers 14 heures, il allait, selon le temps, marcher dans la campagne, ou nager dans la Moldau. Lorsqu’il était enfant, son géant de père l’emmenait à la piscine, et ayant alors déjà honte de son corps, il souffrait de se déshabiller devant lui, et de sortir de leur vestiaire.

Cafés littéraires, cabarets, salons, théâtre yiddish, et auberges louches

Le soir, le jeune docteur Kafka fréquentait quelques cafés littéraires, comme le Café Arco, en compagnie d’écrivains, souvent juifs, qui jouissaient déjà d’une certaine réputation à Vienne et à Prague, parmi les lecteurs de langue allemande. Il aimait aussi les artistes de cabaret, même médiocres, notamment les très modestes acteurs du théâtre yiddish d’Itzhak Löwy, qui serait assassiné au camp d’extermination de Treblinka en 1942.

Lui était encore un parfait inconnu des amateurs de littérature, sauf de Max Brod, persuadé de son génie et qui le proclamait à qui voulait l’entendre. Pourtant Franz n’avait alors publié que de courts textes qui ne présageaient pas d’œuvres d’une dimension telle que Le Procès, Le Château, L’Amérique, qu’il ne considéra jamais comme achevées, et qui furent toutes publiées après sa mort.

S’estimant enfin en état d’écrire, après de douloureuses périodes de stérilité, Kafka pouvait y passer la nuit entière, comme ce fut le cas pour La Métamorphose, rédigée d’une seule traite ; sa première œuvre importante, si nouvelle et « choquante », publiée de son vivant.

Homme sans femme ?

Kafka a trente ans. A son grand regret, il est encore célibataire, vit chez ses parents, tout contre la chambre conjugale, alors qu’il gagne bien sa vie et rêve de fuir l’appartement bruyant et surpeuplé pour un lieu où il serait seul, dans le silence, pour se consacrer à la littérature. Mais il ne s’y résout pas, souffre de la promiscuité, du bruit et toujours de migraines.

Navré d’avoir trente ans, il continue d’imaginer qu’il pourrait se marier, avoir des enfants. Il se fiance à deux reprises, et de façon calamiteuse, avec Felice Bauer qui, dès leur première rencontre, non seulement lui parut insignifiante, mais plutôt ingrate. C’était lui faire injustice. Pourtant, après l’avoir trouvée si peu attrayante, il lui imposa une correspondance tyrannique pendant des années.

Felice ne lisait pas les livres que Franz lui recommandait, ne montrait pas un zèle brûlant pour s’occuper d’un foyer d’orphelins juifs, réfugiés à Berlin. Elle était cependant une jeune femme moderne, courageuse, qui occupait un poste de responsabilité dans une entreprise. Kafka lui infligera l’obligation de lui écrire chaque jour un compte rendu détaillé de ses activités, de ses fréquentations, de ses pensées. Lui-même l’inondera de lettres, parfois plusieurs par jour.

Comme il le lui écrit, il devient chaque matin à moitié fou en attendant, dans son bureau de l’Office d’assurances contre les accidents du travail, qu’un employé lui remette son courrier où, espère-t-il, la palpation de l’enveloppe contenant la lettre de Felice calmera ses tourments. Et lorsque Felice n’a pas écrit, commencent des jours et des nuits d’agitation et de désespoir. Il la rappelle à l’ordre, elle se remet à la peine. Mais le comprend-elle ? Le supporte-t-elle ?

Après des centaines de lettres échangées, survint la rupture humiliante pour Franz de ses premières fiançailles. Il fut en quelque sorte « jugé » par Felice, sa sœur Erna et son amie Grete Bloch, le 12 juillet 1914 à l’hôtel Askanischer Hof. Procès suivi par des mois de rupture. Réconciliés, Franz et Felice passeront quatre jours dans un hôtel à Marienbad ; toutefois dans des chambres séparées, et jamais, semble-t-il, Kafka ne possédera celle qu’il prétendait vouloir épouser. Il l’avait avertie, dans ses lettres, que le coït lui répugnait, et qu’il serait exclu de leur relation.

Longtemps, on vit en Kafka un homme sans femmes. Son biographe nous montre le contraire. Kafka eut sa première relation aboutie avec une jeune employée qui habitait en face de chez lui. Deux fois, il passa la nuit avec elle dans un discret hôtel de la périphérie de Prague. Puis, bien que la croisant très souvent dans sa rue, il ne lui adressa plus jamais la parole. Il semblerait qu’un geste « obscène », qu’elle lui aurait fait, l’avait dégoûté.

Il couchait volontiers avec des serveuses des auberges où l’on buvait de la bière. Lors de ses quelques voyages à l’étranger en compagnie de ses amis, il alla au bordel ; notamment à Paris, avec Max Brod. Les prostituées d’un claque de la rue de Hanovre, qu’on fit défiler nues devant eux, ne les inspirèrent pas suffisamment pour consommer.

Brod sauveur des manuscrits de Kafka et mémorialiste de Kafka

C’est Max Brod que Reiner Stach torture surtout dans le dernier volume de sa biographie, intitulé Les Années de jeunesse. Pourquoi, se demande-t-on ? Sans Brod qu’il persécute, ridiculise et brocarde sans fin, Stach n’aurait jamais pu écrire sa biographie. Et la reconnaissance du ventre, alors ?

Certes, Brod n’est pas Kafka, mais est-ce bien nécessaire de le dire et de le répéter ? Il est aussi petit que Kafka est élancé, son visage est aussi médiocre que celui de son ami est beau. Brod aimait les petites femmes faciles et les autres. Il collectionnait les aventures sexuelles, trompait sa femme. Dans tous les domaines, il débordait d’énergie. C’est un écrivain prolixe, mais sans grand talent. Il court sans se décourager après le succès. De son vivant, sa notoriété est plus grande que celle de Kafka. Mais grâce lui soit rendue, il fut son dévoué publiciste, se démenant pour le faire publier et connaître, alors que Franz répondait mollement.

Si Brod est aussi nul, pourquoi lui consacrer tant de pages pour non seulement stigmatiser la médiocrité de ses romans, que sa quête de gloire ? Il fut assez généreux pour se dévouer à son ami, pour sauver ses manuscrits, au point de sacrifier les siens lorsqu’il monta, en 1939, dans le dernier train qui quitta Prague avec, dans sa seule valise, les manuscrits de Kafka. Sans lui, tout aurait disparu, comme disparurent les lettres de Franz à Dora Diamant, la seule femme avec laquelle il vécut une vie presque conjugale. Elles furent saisies par la Gestapo et jamais retrouvées.

Le grand mérite de ces deux derniers volumes est la capacité de l’auteur à nous faire « vivre » au côté de Kafka. De le rendre tangible, alors que peu d’images de lui ont subsisté. Et ce portrait est surtout rendu possible par le soin porté par Brod à conserver les manuscrits et la mémoire de Kafka. Grâce à son intervention, le grand écrivain n'est plus cette figure mystérieuse et solitaire, inatteignable. Il nous semble vivant, presque familier ; on croit parfois entendre sa voix, le voir nager dans la Moldau, monter les ruelles pour se rendre dans sa minuscule maison de la rue des Alchimistes, que sa sœur Ottla, lui avait aménagée. On croit le suivre dans les sanatoriums, en villégiature au bord de lacs, en train de courtiser une adolescente, puis de succomber à une femme mure, qu’il n’oubliera pas et dont nous ne saurons rien. On « l’entend » se chamailler avec Brod, lors de leur voyage de trois semaines en Suisse, Italie et France. Finalement, Franz ne supporte pas plus la proximité physique des hommes que celle des femmes.

Le grand amour inassouvi avec Milena Jesenska

Kafka et les femmes, quel sujet ! La relation avec Milena Jesenka est aussi très minutieusement racontée par Reiner Stach. On découvre un Kafka paradoxal, qui exige qu’elle quitte pour lui le critique Ernst Pollak, son effroyable mari, infidèle, violent, grossier et avare. Mais que lui offre-t-il, quand enfin, après tant de lettres admirables échangées, elle consent à passer quelques heures avec lui à mi-chemin entre leurs résidences respectives ? Ils marchent dans la campagne. Il s’allongent dans l’herbe, Kafka pose sa tête sur l’épaule dénudée de sa bien-aimée, et ce sera tout. Mais Milena n’est pas Felice. Cette jeune femme est une rebelle, libre et sensuelle. Elle a beaucoup vécu, parfois très dangereusement, et l’a payé très cher. Elle a affronté le professeur Jan Jesensky, son père tyrannique, qui l’a fait interner dans un hôpital psychiatrique dans l’espoir de la mater. Elle ne lui céda pas. Elle a connu des hommes. Au terme de cette rencontre, avec Franz, ce sera la fin. Une fin douloureuse. Franz prit l’initiative de la rupture et lui ordonna de ne plus jamais lui écrire ou chercher à le voir. Milena, résistante aux nazis, mourut au camp de Ravensbrück le 17 mai 1944.

Il y aura encore une ou deux aventures désastreuses dans la vie de Franz. Notamment avec Julie Wohryzeck, fille du bedeau d’une modeste synagogue, que son père lui interdit d’épouser. Finalement, alors qu’il vit ses derniers mois dans d’atroces souffrances, survient Dora, la jeune Juive qui parle yiddish et prend soin d’orphelins originaires de Pologne, à Berlin. Il y avait eu, aussi, la très jeune, brillante et belle Pua Ben Tovim, lettrée arrivée de Jérusalem, qui lui enseigna l’hébreu si bien qu’il était capable d’écrire une lettre, de lire un livre et de tenir une conversation avec aisance. Mais elle ne tomba pas sous le charme de l’écrivain.

Le côté juif de Kafka

Le côté juif de Kafka est le moins limpide du récit de Stach. Bien que très érudit, ce dernier ne connaît pas si bien que cela les Juifs d’Europe orientale et de la Mitteleuropa. Son approche est livresque, parcellaire, non exempte d’a priori.

Il emploie pour les décrire des mots, des qualificatifs problématiques. Les familles juives ne constituent pas des « clans », ainsi qu’il l’écrit à plusieurs reprises. Le sionisme n’est pas une affaire aussi « incestueuse » qu’il l’affirme un peu légèrement, et avec une sorte d’ironie. Qu’il le veuille ou non, c’est la seule utopie politique ayant résisté au temps, malgré la Seconde Guerre mondiale, les guerres qui ont succédé à la création de l’État d’Israël.

L’intense activité et production des penseurs sionistes est abordée de façon réductrice. Max Nordau (1849-1923), fondateur de l’Organisation sioniste mondiale, est peu cité. Pour évoquer l’effervescence culturelle, la complexité, la richesse du monde juif au sein de la Mitteleuropa, Stach aurait pu s’inspirer de l’admirable trilogie de Soma Morgenstern (1890-1976), Étincelles dans l’abîme et des romans de Joseph Roth (1894-1939). Et pourquoi pas aussi Gershom Sholem et Walter Benjamin ?

Stach traite aussi un peu par-dessus la jambe l’œuvre de Martin Buber (1878-1965), si remarquablement évoquée dans la biographie que lui a consacré Dominique Bourel, Martin Buber, sentinelle de l’Humanité (Albin Michel, 2015).

La fin est dans le commencement

Le dernier volume, qui concerne la petite enfance, l’enfance, l’adolescence de l’écrivain, est le plus lent à démarrer, car ses premières années sont assez mal documentées. Dans ce domaine, rien de très nouveau n’a pu être découvert. Souvent, le biographe est, comme d’autres avant lui, contraint de faire appel à son imagination pour combler le manque de sources, de matériaux exploitables. C’est pourtant ce qu’il reproche à Ernst Pawel, auteur d’une biographie, certes moins monumentale et ambitieuse que la sienne.

Cependant, petit à petit, les choses prennent forme. Les rares voyages de Kafka, notamment celui de trois semaines en compagnie de Max Brod, sont très bien racontés. A Paris, Brod exaspère Franz en se vautrant sur son lit d’hôtel, après deux nuits passées dans le train, sans avoir retiré ses vêtements souillés de suie ni ses souliers. Franz exaspère Max à cause de sa maniaquerie, ses soins d’hygiène obsessionnels et ses éternels retards qui peuvent durer plus d’une heure.

Cette grande vision de la vie et de l’œuvre de Kafka s’achève abruptement au sanatorium d’Erlenbach, assez sinistre, où il se rend sur le chemin du retour, à la veille de retrouver sa prison de Prague. Dans un salon du sanatorium, une vieille dame, munie d’un bol de lait et de cartes à jouer demande à Kafka, qui n’est encore qu’un écrivain méconnu, un écrivain qui n’est pas encore l’auteur du Procès et du Château, qui répugne à éditer ses premières œuvres, si douloureusement conçues : « Qu’est-ce que vous écrivez, au juste ? »